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Notes de lecture 2022, Nouveautés

Note de lecture : « Béton rouge » (Simone Buchholz)

Magnifique septième enquête de la procureure hambourgeoise Chastity Riley, avec toujours cette écriture hautement atypique et foncièrement réjouissante.

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Béton

La pluie érige des murs dans la nuit. Ils tombent du ciel comme des miroirs, reflétant et déformant la lueur bleue du gyrophare de la voiture de patrouille.
Tout tourne en rond.
La rue émane de l’obscurité et se perd entre les lumières du port ; c’est juste au milieu, là où ça descend, que c’est arrivé. À une cycliste.
Elle est allongée sur le bitume, son corps est tout tordu, ses cheveux blond vénitien forment un lac de tendresse autour de sa tête, sa robe claire est pleine de sang – il semble couler de son flanc. Au pied droit, une chaussure noire – un genre de ballerine ; au pied gauche, il n’y a plus de peau. Le vélo gît quelques mètres plus loin sur un accotement enherbé, comme si on l’y avait jeté.
La femme ne bouge pas, seule sa cage thoracique tremble désespérément, paraît se lever et s’abaisser, mais non. Son corps tente de se procurer de l’air, quelle qu’en soit la provenance.
Deux infirmiers sont penchés au-dessus d’elle et lui parlent, mais leurs propos ne semblent pas lui parvenir. Ni quoi que ce soit d’autre. La mort est en train de l’emporter.
Deux agents de police délimitent le lieu de l’accident – des ombres dansent sur leur visage. De temps à autre, une voiture passe et contourne lentement le corps. Mais ses occupants préfèrent ne pas trop regarder.
Les infirmiers rangent leurs sacs, les ferment et se lèvent.
C’est fini.
La mine très affairée, Dieu se dit : « Voilà. C’est fait. » Il prend son crayon tout mâchonné, coche la case de la cycliste et se demande avec quelle autre vie il pourrait jouer au foot.
Je ne suis pas en service. Juste en route vers le bar le plus proche.
Mais maintenant que je suis là.
« Bonsoir. »
Que dire d’autre ?
« Éloignez-vous, s’il vous plaît », lance le patrouilleur le plus massif. Il a enfoncé profondément sa casquette sur son visage, des gouttes de pluie luisent sur sa moustache noire. L’autre me tourne le dos et téléphone.
« Pas de problème, mais je peux aussi rester et m’occuper de deux ou trois choses. » Je lui tends la main. « Chastity Riley, procureure.
– Ah bon. »
Il prend ma main mais ne la serre pas. Comme s’il la gardait dans la sienne. C’est ce qu’on fait quand quelqu’un vient de mourir, parce qu’un peu de tout meurt aussi, que tout se met à vaciller. Le grand policier et moi sommes dans une relation d’incertitude.
« Dirk Kammann. Commissariat de la Davidstrasse. Le collègue prévient la Kripo.
– OK.
– OK. » Il lâche ma main.
« Délit de fuite ?
– Probable. Elle ne s’est pas roulée dessus toute seule. »
Je hoche la tête, lui aussi – on se tait, mais on reste côte à côte quelques instants. Quand la Kripo de la Davidstrasse arrive dans sa voiture bleu foncé, je prends congé ; avant de passer le coin de la rue, je me retourne. Au-dessus du décor violemment éclairé est suspendu un voile gris, ce n’est pas la météo, ni, pour une fois; la pluie perpétuelle qui tombe dans ma tête. Ce n’est pas mon gris foncé à moi, c’est un gris foncé universel.
J’appelle Klatsche : ce ne sera pas possible ce soir, nous deux. Je n’ai pas envie de troquet.
Je rentre à la maison, m’assieds à la fenêtre et fixe la nuit.
On dirait que la lune a la nausée.

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Publiée en 2017, traduite en français en janvier 2022 dans la collection Fusion de L’Atalante, toujours par l’impeccable Claudine Layre, la septième enquête de la procureure hambourgeoise Chastity Riley suit immédiatement la précédente, « Nuit bleue ».

Fin septembre à Hambourg. Chastity Riley se voit affecter un nouveau collègue policier, après la fin mouvementée du volume précédent, doit enquêter à brûle-pourpoint sur l’étrange situation d’un cadre dirigeant de la presse, retrouvé nu, ayant subi des tortures, dans une cage au pied de l’immeuble de son journal – où, pour diverses raisons qui apparaîtront rapidement, il ne semble guère aimé des journalistes – et se retrouve très vite propulsée sur une inquiétante série dont le motif, pour apparaître à l’investigation, semblera légèrement vertigineux.

SHADOWRUNNER
Il a l’air con. Parce qu’il se chie dessus.
Je l’ai d’abord déshabillé puis attaché. Il ne veut pas, bien sûr. Personne ne veut. Il souhaiterait savoir ce que tout ça signifie. Il me le demande sans arrêt, il me le demande tout le temps depuis qu’il s’est réveillé il y a une demi-heure.
Mais je ne lui dis pas.
On n’est pas toujours obligé de savoir ce que tout ça signifie : la matraque dans mes mains, le bec Bunsen, la scie.
Allez, encore une bonne dose de chloroforme pour avoir la paix. Fini les gémissements et les questions stupides.
Ensuite, on verra.

Cette lecture passionnante, après la précédente, confirme s’il en était besoin l’écriture rare de Simone Buchholz, proposant certes d’emblée d’une héroïne hautement atypique, mais sachant utiliser pour la nourrir une panoplie inhabituelle de moyens techniques littéraires, nous donnant à partager un regard unique sur Hambourg et sur le quartier de Sankt-Pauli, sur la société allemande contemporaine et sur une manière spécifique pour celles et ceux luttant intensément contre le crime de conserver une forme étonnante de détachement amusé au cœur de leurs obsessions les plus sombres. Songeant sans doute, comme déjà noté, à certaines facettes du grand David Peace, mais aussi à certaines idiosyncrasies stupéfiantes développées chez Fred Vargas, voire – ô paradoxe – à certains glissements souterrains en direction du machiavélisme bonhomme d’un Andrea Camilleri, on assiste ici à une construction redoutable qui nous tient en permanence dans un déséquilibre salvateur, et nous donne envie d’en lire bien davantage.

La pizzeria préférée du commissaire Calabretta n’est pas un restaurant traditionnel, mais un lieu de rencontre hyper cool pour hommes à barbe. À l’intérieur, des bancs et tables massifs en bois ; à l’extérieur, pareil, mais légers. La pizza est préparée dans une cuisine ouverte ; les pizzaïolos, qui blaguent sans arrêt devant les fours, sont de jeunes garçons et filles grands et minces. Ils ne portent pas tous des dreadlocks ; par contre, les tatouages semblent être obligatoires. Jeans noirs et T-shirts blancs – tout est enfariné. L’ensemble est magnifiquement simplissime, tout en étant une sorte de Starbucks anarchiste ; c’est un peu agaçant, car on est obligé de composer sa pizza soi-même en répondant à un tas de questions.
« De la farine normale ou sans gluten ?
– Normale.
– Sauce tomate ou bianca ?
– Tomate.
– Mozzarella ou fromage vegan ?
– Mozzarella, s’il te plaît.
– Quelle garniture ?
– Des câpres.
– Que des câpres ?
– Que des câpres.
– Ça roule, Charity, tu as le numéro dix-sept. Next ! »
Si leur pizza n’était pas aussi fantastique, je leur flanquerais une gifle, mais avant, chacun devrait m’expliquer en détail comment il la veut.

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