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Notes de lecture 2022

Note de lecture : « Nuit bleue » (Simone Buchholz)

À Hambourg, une enquêtrice judiciaire qui sort résolument de l’ordinaire, servie par une écriture magnifiquement inhabituelle dans le roman policier.

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Buchcholz

Un coup de pied dans le rein droit, tu tombes à genoux.
Un dans le ventre, tu t’écroules.
Encore un dans le rein, à gauche cette fois, faut que le calme revienne rapidement.
Puis les matraques sortent des blousons.
Trois blousons, trois matraques.
Jambe gauche, jambe droite.
Bras gauche, bras droit.
Et six pieds pour douze paires de côtes.
C’est un diable à têtes multiples, ton diable eprso.
Commandé exprès pour toi.
Puis : la pince étau.
Index droit.
Impeccable craquement.
Ils ne le savent pas, semble-t-il : tu es gaucher.
Encore un coup de pied à un endroit déjà cassé.
Puis ils te laissent là, par terre.
Ça a duré cinq minutes, peut-être six.
La douleur est éclatante et déstabilisante et brûlante et froide en même temps et partout ; de ta main droite s’écoule du sang chaud, presque réconfortant.
Alors c’est comme ça.

Chastity Riley est procureur au parquet de Hambourg. Tombée en disgrâce du fait du dénouement disons « gênant » d’une affaire précédente (dans laquelle se trouvait impliqué son supérieur), elle est désormais affectée exclusivement au suivi des victimes de crimes et délits. Justement, un homme anonyme et taciturne vient d’être amené à l’hôpital, après un passage à tabac allant très loin dans les règles de l’art. Déployant sa personnalité très particulière, elle parvient à nouer une forme de relation avec ce dur-à-cuire qui ne semble pourtant pas vouloir s’en laisser conter. Pendant ce temps, son ami l’ex-inspecteur Faller, tout fraîchement retraité, semble vouloir secrètement reprendre ses anciennes investigations sur le principal criminel de Hambourg, désormais réputé rangé des voitures et au-dessus de tout soupçon, parfaitement inséré dans la haute société de la Ville-État. Lorsqu’en supplément une puissante vague de crystal-meth venue des confins de la Tchéquie semble devoir déferler prochainement sur la ville, Chas va mobiliser l’ensemble de ses ressources si peu orthodoxes pour faire face…

J’ai la nausée, j’ai avalé trop de dossiers. Ce n’est pas tant à cause de la quantité que du contenu. J’étais déjà au courant, mais se les coltiner d’un seul coup sous une forme compacte, c’est jeter une lumière abjecte sur ces affaires. Et un éclairage impitoyable sur notre institution. Si l’Albanais a pu régner à sa guise aussi longtemps sur cette ville et s’il habite une villa des beaux quartiers du bord de l’Elbe, revêtu d’une veste blanche étincelante, ce n’est pas la faute de la police. Elle a fait son travail aussi bien que possible. Mais, bizarrement, il y avait toujours quelque chose qui n’allait pas. Des mandats de perquisition émis par le parquet arrivaient trop tard ou pas du tout. Des procédures étaient tout simplement ralenties ou arrêtées, soudain des témoins disparaissaient ou mieux encore : mouraient.
J’ai vécu tout cela de l’intérieur. C’est incroyable le nombre de bâtons qui nous ont été mis dans les roues ces dernières années. Mais en étant soi-même impliqué, on ne se rend pas compte à quel point tout cela obéissait à une méthode : c’était comme si quelqu’un avait construit autour de l’Albanais une bulle protectrice invisible pour les enquêteurs. Comme si quelqu’un avait veillé dans l’ombre à ce qu’on ne trouve aucune preuve tenant la route devant un tribunal. Impossible que le procureur général Schubert ait été le seul responsable, lui qui s’est retrouvé plongé dans cette histoire plus ou moins contre son gré. Il existe sans doute un individu plus haut placé qui tire les ficelles, qui dispose de très nombreux moyens pour diriger la pièce qui se joue dans notre ville. Des gens qui ont de l’argent et de l’influence et qui craignent de les perdre. À partir d’un certain point, les riches ne sont plus guidés par la cupidité mais par la peur.
Le dossier où il est une dernière fois explicitement question de Gjergj Malaj date déjà de plusieurs années. Il semblerait qu’il se soit complètement retiré des affaires.
Il se contente désormais d’administrer son empire. Ce sont les autres qui font le travail à sa place, et de telle manière qu’on ne peut remonter jusqu’à lui.
Je comprends que ça le rende fou, Faller, surtout après tout ce que Malaj lui a fait subir. Mais pourquoi vouloir lui faire mordre la poussière maintenant ? Et comment peut-il croire que ça va marcher ? Je n’ai aucune idée de ses intentions.
Une chose est sûre : il croit y arriver plus facilement maintenant, à sa façon, qu’à l’époque où il était encore en service. L’État peut se mêler des enquêtes du flic Faller mais pas de celles du retraité Faller. Sauf que : en découdre avec l’Albanais est beaucoup plus dangereux pour le retraité que pour le flic.
À moins d’avoir toujours un partenaire fiable à ses côtés et une arme chargée sur soi.

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Il faut absolument rendre grâce à la nouvelle collection Fusion, dédiée au polar, des éditions de L’Atalante, pour nous avoir offert la découverte de cette enquêtrice judiciaire réellement pas comme les autres. Dans un contexte allemand qui nous est souvent peu familier, et avec toutes les spécificités de la grande ville portuaire qu’est Hambourg, Simone Buchholz a créé en 2008 un personnage largement hors normes – il faut peut-être bien remonter jusqu’à la Sharon McCone de Marcia Muller, apparue en 1977, pour approcher un tel phénomène -, fille d’une secrétaire allemande et d’un officier américain, investigatrice ayant un gosier nettement en pente et une vie sentimentale oscillant entre le complexe et l’agité, se sentant absolument gauche vis-à-vis de la société et de ses convenances, mais extraordinairement inventive pour en circonvenir les écueils. « Nuit bleue », publié en 2016, et traduit en 2021 en français (fort solidement malgré quelques menues maladresses à propos de football) par Claudine Layre, est le sixième épisode (on pourra à bon droit se demander pourquoi l’éditeur français, à la main ici si heureuse, a néanmoins choisi de nous propulser directement au-delà des cinq premiers) de cette série au succès à mon sens très mérité.

Surtout, l’écriture de Simone Buchcholz, son utilisation redoutable du récit à la première personne, des idiosyncrasies propres à chaque personnage, des tics et des sous-entendus, comme de techniques presque expérimentales pour conduire, par exemple, les flashbacks, impressionne et réjouit : dans un genre littéraire où l’innovation formelle ou technique demeure rare (les émules de David Peace y semblent toujours minoritaires aujourd’hui), elle n’hésite pas à proposer une approche littéraire assez radicalement différente de celles dominant actuellement le champ.

Au Blaue Nacht, c’est plein à craquer maintenant. En plus des hipsters de tout à l’heure et des dizaines de gens sympas entre vingt et cinquante ans, il y a aussi des anciens combattants. De vieux habitués du temps d’Ali pour qui ce bar est toujours leur salon, alors qu’Ali n’habite plus Sankt Pauli mais de nouveau sur la Riviera turque. Klatsche a en effet gardé les meubles et le comptoir graisseux ainsi que tout l’inventaire humain. Sauf qu’il n’a ni poli ni rénové les dames au verbe haut et les messieurs au gosier en pente. Ils ont gardé leurs lézardes et leur visage tout patiné – parfois, quand on les touche à un endroit esquinté, ça poisse un peu.
Je m’assieds à l’extrémité du zinc côté rue, c’est la dernière place libre. Ce n’en est pas vraiment une d’ailleurs, c’est le coin à courants d’air près de la fenêtre où personne ne s’assied jamais. Moi, j’aime bien. Tout près de l’alcool et de Klatsche, avec vue sur l’ensemble du bar. En faisant un effort et après avoir bu une ou deux bières, on devine à travers la vitre rouge et barbouillée les propos des ladies de la Herbertstrasse en train de négocier leurs honoraires.

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À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

Discussion

3 réflexions sur “Note de lecture : « Nuit bleue » (Simone Buchholz)

  1. Merci infiniment pour votre recension, en particulier pour avoir souligné combien le style de Buchholz est extra-ordinaire, atypique, original.
    J’avoue qu’en football je n’y connais rien , ce n’est pas faute de m’être renseignée. La prochaine fois, je vous demanderai conseil !
    Claudine Layre

    Publié par Layre | 28 avril 2022, 20:23
  2. Cher Hugues, quand vous aurez le temps, pourriez-vous avoir la gentillesse de me contacter en privé ? Ce serait très gentil de votre part. Claudine Layre

    Publié par LAYRE | 10 mai 2022, 17:43

Rétroliens/Pings

  1. Pingback: Note de lecture : « Béton rouge  (Simone Buchholz) | «Charybde 27 : le Blog - 19 mai 2022

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