Au fil dense d’une métaphore organique, poétique et ramifiée, une contribution essentielle à un arsenal mental nécessaire pour imaginer des futurs concrets moins délétères que ce qui nous semble encore promis.
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Il y a toute une science des noues, même s’il n’y a pas de code cartographique pour les identifier ; une science qui se transporte aujourd’hui jusque dans les villes, en hydraulique alternative, pour qu’on puisse se passer des tuyaux et des canalisations enterrées (on fait, ou l’on voudrait bien faire, des noues au cœur des villes ; à Boston, par exemple, où des fossés plantés permettent désormais de stocker l’eau en plein quartier, et sur ces traits de verdure réapparaissent des insectes, des oiseaux…). Il y a toute une science des noues, comme il y avait jusqu’à peu des « gardiens de la Loire », sur les levées sableuses qui la bordent. Ils gardaient le fleuve en effet, le surveillaient, attentionnés et vigilants ; et ils se gardaient du fleuve, de cette Loire non pas exactement sauvage, elle qui fut au contraire le premier fleuve aménagé (le premier à susciter des pratiques, des techniques, des soins, un savoir-vivre avec l’eau), mais peu à peu réensauvagée.
Deux ans après le somptueux appel doux (mais fort résolu) à un autre regard sur les réfugiés entassés dans des camps de fortune à « nos portes », ici et là, que constituait « Sidérer, considérer », Marielle Macé nous offrait en mars 2019, toujours dans la précieuse collection Petite jaune des éditions Verdier, avec ce « Nos cabanes », un travail merveilleux de conduite métaphorique du changement, travail qu’elle entamait dans ses premières pages en nous entraînant à Notre-Dame-des-Landes sur les traces de la noue, première et riche pierre de sa proposition en forme de jeu de go sémantique et politique.
Une noue est un fossé herbeux en pente douce, aménagé ou naturel (l’ancien bras mort d’une rivière par exemple), qui recueille les eaux, permet d’en maîtriser le ruissellement ou l’évaporation, de reconstituer les nappes souterraines et de ménager les terres. C’est un abri végétal qui limite la pollution, et s’est mis à protéger des inondations les villages qui y sont continûment exposés depuis les campagnes de remembrement, c’est-à-dire d’industrialisation de l’agriculture et de dévastation écologique. Cette industrialisation qui me faisait croire, enfant, que nos paysages avaient toujours été aussi mornes, alignant les langues d’une terre pâle sous les terres et les bâches, par où ma famille de maraîchers se confisquait à elle-même la beauté du pays.
Prenant appui sur cette noue géographique et agricole pour en extraire les significations possibles comme des passerelles poétiques vers d’autres constructions et horizons à défendre, vers une piste à suivre en compagnie de Gilles Clément et de son tiers paysage, d’Emmanuelle Pagano et de son « Nouons-nous », d’Aragon et de ses « Chambres », de Victor Hugo et de ses « Misérables », même (et de la reprise par Patrick Boucheron, dans sa leçon inaugurale au Collège de France, de cette phrase-ci : « Étonner la catastrophe par le peu de peur qu’elle nous fait »), de Noémi Lefebvre et de sa « Poétique de l’emploi », d’Anna Tsing et de son « Champignon de la fin du monde », du collectif d’artistes Catastrophe et de sa reprise de main sur les ruines sociales, de la cinéaste Claire Simon et de son « Bois dont les rêves sont faits », de Fred Griot et de sa « Cabane d’hiver », de Jean-Marie Gleize et de son « Livre des cabanes », « écrit à Tarnac, en soutien à Tarnac », de l’artiste Giuseppe Penone et de son « Être fleuve », de Charles Heller et Lorenzo Pessani, avec leur terrifiante et pourtant sublime « Forensic Oceanography » – qui nous ramène à cette Méditerranée devenant cimetière sous nos yeux, mais pas uniquement -, du documentariste Patricio Guzmán et de son « Bouton de nacre », de Rachel Carson et de son « Printemps silencieux », des anthropologues contemporains, Philippe Descola ou Tim Ingold au premier chef, qui étendent notre définition compréhensive du vivant, de Francis Ponge et de son « Carnet du bois de pins », parmi bien d’autres compagnes et compagnons de route vers ce lendemain ré-habité, ô combien différemment, Marielle Macé nous invite donc avec grande force à échafauder nos propres cabanes, physiques et métaphoriques.
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Suivre la piste des Noues donc, la ligne d’existence, d’espérance et de lutte qu’elles ouvrent. Suivre leur piste, c’est-à-dire en vérité les suivre dans leur idée, dans leur pensée. Pas exactement la pensée qu’elles ont, ni même la pensée qu’on a d’elles, mais la pensée qu’elles sont. Puisqu’il s’agit de savoir entendre une idée de vie dans toute forme de vie, de sentir quelle formule d’existence elle libère, quelle ligne de pratiques, d’expériences, elle avance. Et de laisser rêver cette ligne. Laisser rêver les Noues, les laisser dire leur idée, leur idée de vie ; et les laisser dériver, s’élargir, se répandre (ce poète très attentif aux choses terrestres, fleuves, oiseaux et autres « signifiants dans la nature » qu’est Dominique Meens a eu un jour ce titre : La Noue dérivée).
On sait la puissance de réenchantement défensif et offensif que peut véhiculer l’imaginaire des cabanes, ligne de fuite vers laquelle Marielle Macé dirige son propos faussement vagabond, donnant son titre à son texte – en résonance avec l’exhortation amicale, poétique et sérieuse d’Olivier Cadiot, rappelée en quatrième de couverture : « Faut qu’on se refasse une cabane, mais avec des idées au lieu de branches de saule, des histoires à la place des choses ». Les magiciens des éditions Antidata, dans leur beau recueil collectif de nouvelles (« Petit ailleurs », 2017), la jeune dramaturge Millie Duyé, dans sa nouvelle primée, bouleversante et si prometteuse, « Des cabanes » (à lire dans le recueil « La femme à refaire le monde et autres nouvelles », 2019), le redoutable Frédéric Fiolof, dans sa « Magie dans les villes » (2016), ont su, parallèlement au recensement si productif conduit ici par l’autrice, nous montrer ce que la cabane peut porter et soutenir, à sa manière la plus fragile justement. Au fil de cette centaine de pages foisonnantes d’imagination et de poésie, et pourtant extrêmement déterminées, Marielle Macé étaye la métaphore en une approche à la fois indicielle et de solidification progressive, et nous fournit ainsi discrètement des armes beaucoup plus puissantes qu’on ne le croirait au premier abord pour inventer des lendemains différents et, enfin, peut-être, moins délétères.
Nos cabanes en effet, c’est dans ces espaces ovidiens devenus lieux de lutte qu’il faut les élever, comme le poème s’élève, lui qui jamais ne s’étale ni ne viendra vous retomber sur les pieds. Au cœur d’espaces et d’attachements défendus dans l’exacte mesure où ils sont écoutés. Il faut récrire à même les landes abîmées, les glaciers saccagés, au milieu des oiseaux morts mais aussi des techniques de tous ordres, des imaginations et des projets, le grand poème d’Ovide. Ovide à Sivens, dans les environs de Bure, dans les forêts subarctiques, dans le val de Suse, dans les jardins furtifs, Ovide sur toutes les places, vates chantant et nous chantant, nous, nos liens et nos cabanes.
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