Une charge salutaire, sérieuse et hilarante, envers l’un des emblèmes tous azimuts de l’individualisme concurrentiel et de la marchandisation à outrance, sous nombre de ses multiples déguisements.
x
Le développement personnel est probablement l’une des plus belles inventions de notre temps. Il serait injuste de ne pas reconnaître les bénéfices qu’il procure et de ne pas lui accorder l’attention qu’il mérite. C’est justement l’objet de cet ouvrage : prendre le développement personnel au sérieux.
Le signe le plus apparent de son succès est sans doute la place qu’il occupe désormais sur les tables des librairies […]. La prolifération de nouvelles micromodes, de tendances, d’entichements tient du mouvement perpétuel : surtout ne jamais arrêter d’alimenter le marché. Psychologie positive, spiritualité New Age, PNL, analyse transactionnelle, méditation, hygge, ikigaï, ho’opo,opono, hypnose et autohypnose, ennéagramme, sylvothérapie, sans oublier le coloriage… Les pratiques foisonnent. Qu’un éditeur s’y attelle et tous les autres lui emboîtent le pas. Produisant un maelström de papier, envahissant et néfaste pour le dos des libraires. Au moins leurs fins de mois en sont-elles plus rondelettes. Il n’est pas jusqu’aux enfants qu’on cherche désormais à atteindre en leur proposant un « be yourself challenge » : « le programme pour te libérer et te réaliser ». Un beau projet en effet.
Il y a également les magazines dédiés, aux titres et couvertures si doucereusement évocateurs. Ces couleurs, ces sourires, ces teints frais et ces dossiers de fond : « Écouter son ressenti », « Vivre selon son cœur », « Comment cultiver de vrais liens » ou bien l’incontournable « Croire en soi ». C’est à se demander comment on faisait auparavant. Soyez rassurés, bonnes gens, désormais on s’occupe de vous.
Et l’on s’occupe de vous partout, donc également dans votre monde professionnel, où s’impose toujours davantage le modèle néolibéral. Le management constitue ainsi, avec le développement personnel, l’autre bras de l’étau enserrant les subjectivités. Ils avancent de concert sur la route de l’uniformisation gestionnaire.
Responsable du rayon sciences humaines d’une grande librairie strasbourgeoise, Thierry Jobard nous propose cet essai lumineux en avril 2021, aux éditions Rue de l’Échiquier. Ayant pu constater de visu, au fil des années, l’inflation irrésistible de l’ensemble de ce qui se nomme désormais « développement personnel » sur les tables et sur les étagères jadis dévolues à une variété d’approches scientifiques, analytiques et argumentées, y compris dans le domaine de la vulgarisation, au sein des dites « sciences molles », il dresse un constat atterré et organise un réquisitoire implacable de ce que signifie cette floraison.
En parcourant, documents souvent hilarants à l’appui (et ce d’autant plus que leur esprit de sérieux est en général imperturbable) les trois présupposés du développement personnel (qu’il résume plaisamment en « Sois heureux et tais-toi », « Le Moi authentique et toc » et « Moi + Moi n’égale pas Nous »), Thierry Jobard nous entraîne à la découverte d’une galaxie complexe de choses souvent fort simples (pour ne pas dire simplistes), celle dont tant de gourous ou apprentis gourous tapissent leurs préceptes, qu’ils soient animés de naïveté ou de cynisme, de conviction ou de bêtise. En répertoriant et en analysant, même rapidement le plus souvent, ces monceaux de recettes du bonheur individuel malgré les autres (quand ce n’est pas, plus ou moins insidieusement, contre les autres), il nous montre avec brio et ténacité la descendance fournie de la mécanique socio-philosophique caractérisée il y a respectivement une trentaine puis une vingtaine d’années par Luc Boltanski, d’abord avec Laurent Thévenot, pour la montée en puissance de l’adaptabilité fluide et rapide comme régime d’action dominant (« De la justification – Les économies de la grandeur », 1991), puis avec Ève Chiapello, pour la formidable capacité d’assimilation et de récupération de toute « critique artiste » par le capitalisme contemporain (« Le nouvel esprit du capitalisme », 1999).
x
Notre propos n’est pas ici de retracer l’histoire des théories du bonheur. Mais par-delà la conception kantienne du bonheur – selon laquelle la vertu rime et, si elle ne rend pas heureux, rend digne de l’être -, l’approche utilitariste a permis de redescendre le niveau d’exigence jusqu’à prendre des accents étrangement contemporains. La loi morale kantienne, merci bien ! Tant d’efforts pour si peu de plaisir…
Selon Jeremy Bentham (1748-1832), c’est à chacun de choisir ce qui lui semble pouvoir faire son bonheur. D’où un calcul à effectuer entre les peines et les plaisirs qui seront mesurés, mais non hiérarchisés. « À quantité de plaisir égal, le jeu d’osselets vaut bien la poésie » aurait affirmé le philosophe britannique. Et afin de mesurer ces plaisirs, rien de mieux que le prix qu’on est prêt à payer pour eux. Comme il y a un marché qui règle harmonieusement le prix des biens, il y aura un marché qui fixera la valeur des plaisirs. De là un élargissement à l’ensemble de la société, le bonheur du plus grand nombre constituant « la seule fin désirable ».
Une main invisible du marché. Voilà à coup sûr une idée qui a fait ses preuves… A condition de bien calculer son bonheur en scrutant, décomposant, estimant ses éléments selon une démarche d’évaluation coûts-bénéfices. Bref, une morale de boutiquier. Qui a un bel avenir devant elle, nous sommes en plein dedans. D’autant que selon l’utilitarisme benthamien, chacun estimant et trouvant son bonheur où il le souhaite, on pourrait croire que l’Anglais moyen s’affranchit dès lors de toute autorité, hors celle de sa raison calculante. Rappelons que selon la théorie du bien commun, la somme des intérêts individuels n’aboutit pas à l’intérêt général et que ceux-là ne sont pas harmonisés par la vertu d’une quelconque main invisible.
Que de chemin parcouru depuis l’introduction des premiers cours de « développement personnel » au sein des principales business schools américaines et européennes, entre 1983 et 1988 ! La diffusion au sein de la société, en des lieux et en des situations que l’on aurait volontiers estimées jadis totalement improbables, nous montre autant la suprême malléabilité d’un credo néo-libéral prompt à absorber tout ce qui peut servir à sa domination que l’opportunisme, volontaire et involontaire, qui hante en permanence, dans un contexte où l’avidité le dispute à la crainte de choir et déchoir, tant de « créatifs culturels » se retrouvant à participer bon gré mal gré à cette grande kermesse de l’individu-roi. C’est bien, comme le souligne avec justesse Thierry Jobard en approchant des conclusions de son ouvrage, que cette frénétique « pursuit of (personal) happiness » est inséparable, double condition d’une véritable servitude volontaire déjà saisie dans ses racines philosophiques humaines par le La Boétie de 1554, d’une gestion au (très) long cours de l’effroi intime, que ce soit sous la forme macroscopique analysée par Serge Quadruppani (« La politique de la peur », 2011) ou sous la forme plus microscopique et gazeuse qu’avait su percevoir et rendre pour nous le Hugues Jallon de « Zone de combat » (2007) ou la Lucie Taïeb de « Safe » (2016), distillant toutes les étapes nécessaires, selon les circonstances, entre angoisse diffuse et terreur pure. Et l’auteur nous glisse même, comme in extremis, un certain nombre de pistes à explorer ensemble pour se déprendre de ce double bind aussi insidieux que terrifiant, et parvenir à vouloir par exemple, avec Hartmut Rosa, « rendre le monde indisponible » et simultanément vraiment commun.
x
Chez Illouz [Eva Illouz, L’authenticité au temps du capitalisme, 2019], critique pénétrante du DP, on trouve aussi cette figure d’orientation, de captation du désir dans l’analyse qu’elle mène des « marchandises émotionnelles » ou emodities (contraction de « emotional commodities ». En effet, son travail établit que nos émotions sont désormais à construire par nous, car elles sont conçues ainsi par le néolibéralisme, comme des marchandises. C’est après la Seconde Guerre mondiale que la tendance s’est dessinée, notamment par le biais du tourisme de masse et de la musique. Dans le premier cas, le voyage organisé a transformé l’idée même de voyage pour créer des « expériences touristiques ». Grâce aux complexes touristiques, ce sont désormais des ambiances qui sont créées et elles produisent des états émotionnels. De même pour la musique et l’apparition de disques de compilation aux Etats-Unis dans les années 1950. On détermine là aussi des ambiances selon les thématiques des disques en fonction de l’humeur : détente, mélancolie, « music for lovers only »… Mais comment savoir si l’on ressent cette émotion ou si la musique la fait naître ? Il ne s’agit pas d’une nouvelle version du problème de l’œuf et de la poule, les torts sont partagés. Selon Illouz, avec l’avènement d’un capitalisme cognitif et d’un capitalisme esthétique, une « émotionnalisation » du monde est avenue : « Les actes de consommation et la vie émotionnelle s’entrelacent désormais jusqu’à devenir inséparables, jusqu’à se définir et s’autoriser mutuellement ; les marchandises facilitent l’expression des émotions et aident à en faire l’expérience ; et les émotions sont converties en marchandises. » Il y a donc coproduction des émotions par le sujet néolibéral et par le marché et les « projets émotionnels » deviennent des buts en soi. Loin d’appartenir au monde intérieur de chacun, les émotions sont devenues l’expression de rapports sociaux médiatisés par le marché.
Repli, indifférence, autocontrôle et servitude volontaire marquent l’investissement de l’intimité du sujet néolibéral. Ces pâles emblèmes signalent qu’aucun territoire ne semble désormais pouvoir échapper à l’emprise des forces combinées du management, du marché et du DP. Reste à penser un modèle nouveau. Avec cette lancinante question qui surgit bientôt : dans quelle mesure sommes-nous même capables d’imaginer autre chose ? L’annonce de l’avènement du Grand Soir ne faisant plus recette, et pour cause, c’est sans doute un lent travail de sortie de cette forme d’individualisme égoïste et frileux qu’il faut engager. Ainsi que la promulgation d’une autre forme de commun qu’appelait de ses vœux Simone Weil : « Ce qui est sacré, bien loin que ce soit la personne, c’est ce qui, dans un être humain, est impersonnel. »
x
encore plus fort que le développement personnel : la physique pré-quantique
On connait (presque) tous le célèbre chat de Schrödinger (différent du chat d’Alice qui est lui un chat du Cheshire, donc anglais), représenté avec un grand sourire.
Ce dernier peut apparaître et disparaître selon sa volonté, en totalité ou seulement par parties, ne laissant apparaitre que son sourire. Alice admet avoir « souvent vu un chat sans sourire mais jamais un sourire sans chat ». C’était en 1865.
Le chat de Schrödinger a moins de chances. Il est enfermé dans une boite avec une source radioactive et un flacon d’acide cyanhydrique. Un compteur Geiger mesure les radiations. Au-dessus d’un certain seuil, il active un marteau qui brise le flacon. D’où la mort du chat. Il y a donc compétition entre la désintégration, l’évaporation du poison et la mort du chat. Donc l’observation ne peut distinguer, tout juste après avoir brisé le flacon, si le chat est mort ou vivant. C’était en 1935.
On connait moins le chien de James Joyce, qui lui aussi est mort et vivant. Cela se passe dans « Ulysse » au chapitre 3. C’était en 1922. Dans le chapitre 2, qui le précède, Stephen fait un long cours sur l’histoire et la vie du Christ avec Jésus marchant sur les eaux. Episode qui n’est limité ni dans le temps ni dans l’espace. Pour Stephen « l’Histoire est un cauchemar dont j’essaye de me réveiller ». Puis il cite la mort de César, et la probabilité qu’il aurait eu d’être pou ne pas être poignardé. Dieu devient « un cri sans la rue ». Puis Stephen quitte l’école pour la plage de Sandymount dans le chapitre 3. Et là il voit « La charogne boursouflée d‘un chien semblant s’abandonner sur le goémon » mais dix lignes plus loin il voit aussi « Un point, chien bien en vie, bientôt en vue, coupant la courbe de la plage ». C’est relativement plus fort (et plus précoce) que le chat de Schrödinger.
Une autre leçon de ce débat quantique est de transcender l’espace, puisque observable des deux côtés de l’Atlantique. Il dépasse aussi le problème de l’animal, et des forces en présence, puisque Joyce imaginant une marche sur l’eau, en fait un cas d’école entre les différentes forces de l’Univers, faible dans le cas de la gravité, forte dans le cas du spirituel.