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Notes de lecture 2020, Nouveautés

Note de lecture : « Le dormeur » (Didier Da Silva)

À partir de l’histoire d’un mythique court-métrage de 1974, l’un de ces livres rares qui démontrent, émotion et intelligence en main, pourquoi nous aimons, pouvons et devons aimer le cinéma.

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Dormeur

Où étiez-vous pendant l’été 74 ? Presque trente millions de Français sur pas tout à fait soixante-dix pourraient répondre à cette question, quarante-cinq ans après les faits qui vont nous occuper. Une seconde question plus précise, que faisiez-vous pendant ce même été, nous conduirait à écarter du nombre ceux qui étaient trop jeunes ou trop distraits pour s’en souvenir, les amnésiques et les déments : voilà notre vivier amputé de moitié. Considérant maintenant ceux qui étaient responsables de leurs actes devant la loi, et justement c’est au début de cet été 74 que la majorité fut abaissée en france de vingt-et-un à dix-huit ans, nous obtenons un sous-ensemble de neuf millions, grosso modo. Neuf millions de mes compatriotes, moins une petite trentaine d’entre eux dont certains d’ailleurs n’étaient pas majeurs, n’ont pas réalisé le film Le Dormeur pendant l’été 74. Ils étaient pourtant juste à côté. Cette chose incroyable était en train de se passer, mais ils faisaient autre chose, une infinité d’autres choses que je serais tenté de passer en revue, mais ce n’est pas le sujet. Ils vivaient, tout simplement. Attendant en piaffant l’ouverture de rideaux cramoisis, certains bardés de publicités peintes, ils allaient voir Emmanuelle au cinéma, ou ils en parlaient – le marché du fauteuil en rotin thaïlandais ne tarderait pas à frémir. Ou bien ils discutaient L’Archipel du Goulag tout juste paru, que dénigraient sur tous les tons les communistes. Au 1er juillet, le prix du gaz était augmenté de dix pour cent et l’électricité de trois ; le SMIC à très peu plus de quatre francs de l’heure ; on réprimait des mutineries dans une cinquantaine de prisons. Claude Pompidou pleurait son Georges, les Ellington leur Duke et trois cent quarante-six familles les victimes du crash, le 3 mars, parmi lesquelles cinquante banquiers nippons de retour d’un stage à la City, du vol 981 de la Turkish Airlines dans la forêt d’Ermenonville, exactement neuf minutes après son décollage d’Orly et dix-huit jours avant la sortie des Valseuses (au même moment, sur la côte ouest des USA, des entités indiscernables faisaient voir à Philip K. Dick que le monde est un simulacre et Jean-Patrick Manchette, tandis que son Nada adapté par Chabrol se ramassait en salles, notait dans son journal s’être boyauté au ciné devant La Dialectique peut-elle casser des briques ?, détournement sonore d’une série B hongkongaise par un groupuscule situationniste) ; une Palme d’or dans ses bagages que lui avait donnée René Clair, Francis Ford Coppola était rentré en Amérique s’atteler au montage de son deuxième Parrain ; lors de ce vingt-septième festival de Cannes, le premier « prix du Jury œcuménique » de son histoire allait à Pour dévorer âme ou Tous les autres s’appellent Ali de Rainer Werner Fassbinder et le prix spécial aux Mille et une nuits de Pasolini, encore sur terre pour un an et demi. On répète partout la phrase de l’année, Vous n’avez pas le monopole du cœur, la seule trouvaille de son auteur, à qui il doit la présidence ; d’ici quatre à cinq mois, tomber enceinte sans l’avoir voulu ne sera plus vraiment une telle calamité. L’ORTF est démantelé. Le Portugal d’abord et peu après la Grèce ne s’appellent plus des dictatures. Retiré sur une île d’Hawaï, le vieux Charles Lindbergh emploie ses dernières forces à tenir jusqu’au 26 août, survivre huit jours à Pagnol ; une modeste coiffeuse des environs de Madrid achève la gestation de Penélope Cruz ; Bruno Beausir, futur Doc Gynéco, ne tète encore que le sein maternel. Richard Nixon va ou vient de démissionner, le général Perón rejoint son Evita. L’Ordre noir italien fait exploser un train. Le meilleur de nos funambules progresse illégalement dans le ciel de New York. En août mille hectares de pinède seront la proie des flammes en Corse, tandis qu’il neigera dans les Alpes ; le dernier empereur d’Éthiopie vit les ultimes jours de son règne ; le plus têtu des hommes, le sous-lieutenant Hirō Onoda, qui poursuivait seul la Seconde Guerre mondiale sur une petite île des Philippines, accepte de remettre son sabre et son uniforme à son commandant consterné mais digne, entre-temps devenu libraire. L’Arc-en-ciel de la gravité a remporté le National Book Award, Livre de Manuel sera couronné à l’automne du prix Médicis étranger ; les producteurs Brown et Zanuck achètent les droits des Dents de la mer, roman paru en février. Cent mille hippies ou apparentés convergent pour la seconde fois vers un causse du Massif central. Bientôt tiendront l’affiche sur les Champs-Élysées 747 en péril et Un justicier dans la ville, qui rend populaire si ce n’est populiste Charles Buchinsky dit Bronson, puis L’Exorciste de Friedkin, succès de l’été aux États-Unis. Cependant le merdier est international : l’antenne européenne d’un groupe palestinien prépare une prise d’otages en terre néerlandaise dans le but qu’on libère un confrère japonais arrêté à Orly par nos autorités – il revenait de Beyrouth, qu’Israël bombardait – et provoquera le jet à Saint-Germain, par un terroriste vénézuélien, d’une grenade américaine volée sur une base militaire allemande. La guerre du Vietnam s’essoufflait. Sur RTL ou Europe 1, on entend nettement moins L’Incendie de Fontaine et Areski que J’ai dix ans d’Alain Souchon et surtout que Rock Your Baby de George McCrae ou Le Mal Aimé de Cloclo, lequel se dispose à entonner Le téléphone pleure avec la fille de sa comptable, alors âgée de cinq ans et demi. Sous peu à Sapporo, la Callas donnera son dernier concert. Et moi, et moi, et moi, comme le scandait Dutronc huit ans auparavant ? Je suis venu au monde il y a sept mois et tout cela me passe au-dessus de la tête ; la première rengaine dont je me souvienne, À la pêche aux moules dans l’interprétation de Nestor le pingouin, ne devait se répandre sur les ondes que l’année suivante ; je vis donc et respire encore dans un parfait silence et un parfait oubli, à trois heures et demie de route du plateau des Bouzèdes, entre le Gard et la Lozère, où un cinéaste de trente-et-un ans nommé Pascal Aubier s’apprête à mettre en boîte un film de huit minutes et demie en une seule prise acrobatique, ce qu’on appelle communément un plan-séquence.

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Malgré cette introduction échevelée et foisonnante, « Le dormeur » n’est pas un exercice de mémoire critique et de souvenance aussi songeuse que joueuse, mais bien une ode profonde au cinéma, et plus particulièrement à la façon dont la manière de le faire se transforme en jouissance pour sa spectatrice ou son spectateur. En suivant pas à pas – on a envie de dire mètre de rocaille par mètre de rocaille – l’élaboration et le tournage du « Dormeur« , incroyable court-métrage conçu par le trop méconnu – désormais – Pascal Aubier pour transformer le célèbre poème de Rimbaud en une expérience intellectuelle et sensorielle d’une nature aussi résolument extrême que logiquement paisible, par la grâce, notamment, de l’invention à point nommé de la louma par un duo de techniciens autodidactes et imaginatifs (Jean-Marie Lavalou et Alain Masseron, d’où le nom donné à ce dispositif-bricolage de génie), Didier Da Silva nous offre un texte particulièrement précieux, un texte qui démontre intimement à chacune et chacun pourquoi et comment le cinéma peut devenir un objet d’adoration. Au creux de ce vallon reconstitué dans l’aridité apparente d’un causse si difficilement accessible, une magie surgit, toute de technique et de volonté, d’improvisation et d’acharnement, pour créer un objet d’art percutant, dans sa simplicité finale même, telle qu’elle feint d’apparaître à l’écran. Et c’est bien pourquoi il faut à nouveau – et souvent – célébrer Marest éditeur, où le texte est paru en octobre 2020, pour cette capacité à nous offrir, comme avec « Chant-contre-chant » l’an dernier, par exemple, à propos (en apparence) de Nanni Moretti et de la présence de la chanson jouée dans les films, et parmi beaucoup d’autres, ces ouvrages où la cinéphilie sincère et affûtée se transforme en pur plaisir de la transmission de la passion esthétique et politique, en direction du profane curieux comme du connaisseur averti.

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Discussion

6 réflexions sur “Note de lecture : « Le dormeur » (Didier Da Silva)

  1. Incroyable ce court métrage en un seul plan séquence ! Merci de m’avoir fait découvrir ce film et ce livre. Passionné de cinéma, il pourrait m’intéresser.

    Publié par Bibliofeel | 17 novembre 2020, 12:14

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