Se jouant de toutes les formes littéraires établies en les mêlant joyeusement, le récit poétique, cruel et savoureux d’un improbable passage à l’âge adulte, dans le Grand Nord canadien des années 1975-1980.
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Des fois on se mettait à l’abri dans le placard quand les ivrognes rentraient du bar. Assis, cachés, les genoux collés, on espérait que personne ne nous trouverait. Chaque fois c’était différent. Des fois on n’entendait que des coups, des cris, des plaintes, des rires. Des fois la vieille venait nous rejoindre et nous enserrait dans son amour déchirant. Son amour si puissant, si lourd qu’il ressemblait à un fardeau. À l’époque, je savais déjà que l’amour peut être une malédiction. Son amour pour nous la faisait pleurer. Le passé se changeait en rivière qui s’épanchait par ses yeux. Le poison de l’alcool, porté par son haleine, emplissait la pièce. Elle nous agrippait en gémissant pour nous embrasser, embrasser les seules choses dont elle n’avait pas à se méfier.
Les murs plaqués de faux bois, l’odeur de la fumée, du poisson. Les tableaux peints sur velours, les plus souvent Elvis ou Jésus, mais aussi des ours polaires et des Esquimaux.
Une nuit, comme les ivrognes étaient revenus plus tapageurs que d’habitude, on a opté pour le placard. Ils commencent à crier, et nous, à ricaner fébrilement. Quand ils se mettent à cogner, on se tait. Toute la maison tremble. Les femmes poussent des hurlements, mais le bruit des objets brisés l’emporte sur celui-là. Bruit mouillé de la chair qui se rompt, bruit sec du bois qui craque, à moins que ce ne soit un os ?
Silence.
Un fracas de pas pesants. Fuck ! Quelqu’un vient vers nous. On arrête de respirer. Les yeux écarquillés dans l’obscurité, on se blottit, on frissonne, on croise les doigts. Il y a quelqu’un juste de l’autre côté de la porte du placard, quelqu’un qui halète.
La porte s’ouvre en coulissant et mon oncle passe sa tête à l’intérieur. Il nous domine de toute sa hauteur, il a de la difficulté à se tenir droit, il articule mal. Il est blessé quelque part au-dessus de la racine des cheveux, le sang coule sur son visage.
– Je voulais juste vous dire de pas avoir peur, les enfants.
Et il a refermé la porte.
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1975, Cambridge Bay (Ikaluktutiak, en inuktitut), au nord du bras principal du passage de Nord-Ouest, par un peu plus de 67° de latitude nord. Son gros millier d’habitants, pour la plupart inuits du Grand Nord canadien, vit de rares emplois fédéraux, des restes de l’activité d’une petite base américaine, et de la chasse et de la pêche traditionnelles. C’est dans cette atmosphère bien particulière que la narratrice, d’abord petite fille, devient adolescente, puis jeune femme, en une extraordinaire mosaïque souple de fragments de journaux intimes, de poèmes, de récits confidentiels, de bribes de contes et légendes, de dessins et de rêves éveillés.
Les odeurs libérées par le dégel printanier soulèvent en nous un furieux besoin de mouvement. L’air est si propre qu’on peut flairer la différence entre la pierre lisse et la déchiquetée. Humer l’eau qui ruisselle sur l’argile.
L’odeur sucrée du lichen. Le lichen vert ne sent pas la même chose que le noir. Au printemps, on respire la mort de l’automne passé et la croissance de cette année ; le lichen plus ancien apprend au jeune à pousser.
Le gel piège la vie, immobilise le temps. Le dégel les délivre. On renifle les empreintes de l’automne passé, la décomposition récente de tous ceux qui ont péri dans les griffes de l’hiver. Le réchauffement de la planète relâchera les odeurs les plus profondes, fera jaillir des histoires du pergélisol. Qui sait quels souvenirs enfouis se cachent sous la glace ? Qui sait quelles malédictions ? Les rumeurs de la Terre libérées dans l’atmosphère ne pourront provoquer que des ravages.
Des brins de verdure commencent à dresse leur vie timide à travers la couverture de glace. Les chants des oiseaux migrateurs résonnent comme des réveils qui nous arrachent à la torpeur de l’hiver. La vie est arrivée ! La glace recule à contrecœur, nous promet sa vengeance dans quelques semaines à peine. C’est toujours l’hiver qui gagne. Le soleil s’en moque. Rien ne pourra freiner la cacophonie de procréation vorace à venir.
La glace est encore solide sur la mer, mais les étangs ont dégelé et sont maintenant ouverts. Les larves de moustiques ondulent de leurs belles oscillations hypnotisantes. Dur contraste avec ce qu’elles seront dans quelques jours, métamorphosées en cyclone assoiffé de sang. Si on me l’offrait, l’ennemi que j’aurais l’occasion de torturer se retrouverait à poil sur la toundra en pleine saison des moustiques, les mains liées derrière le dos, aucun doute là-dessus.
Nous, les enfants du printemps, la ville est notre terrain de jeu. Aussi vrai qu’on ne supporte plus la compagnie de nos parents, ça fait la moitié d’une année qu’eux, ils endurent la frénésie de notre agitation encagée. Le soleil ne se couche plus, il nourrit nos visions, il nous tient chaud. On court après l’aventure dans les rues poussiéreuses. La ville est parcourue de grandes bandes d’enfants, de grosses meutes de chiens en liberté. Je me demande quel groupe est le plus enragé. Aucun de mes amis n’a de couvre-feu, sauf moi. Notre aventure doit prendre fin avant onze heures !
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® Sophia / Fotolia / Arctic Journal
Née en 1975 à Cambridge Bay, un an avant le début des discussions entre le gouvernement fédéral et les populations autochtones, sept ans avant le référendum et l’autonomie consentie du bout des lèvres aux Inuits du Canada et vingt-quatre ans avant la création formelle du Nunavut, en 1999, Tanya Tagaq est d’abord connue comme l’une des chanteuses et musiciennes de l’art vocal traditionnel inuit, désormais modernisé, avec cinq albums à son actif entre 2005 et 2019, et de nombreuses collaborations avec Björk, qui l’ont rendue célèbre dans le monde entier. Publié en 2018, et traduit en français en 2020 par Sophie Voillot chez Christian Bourgois, ce premier roman parcourt avec une authenticité aussi naturelle qu’impressionnante les résurgences géologiques et anthropologiques des cultures animistes ancestrales – et de leur lien si particulier avec une nature redoutable et exigeante -, comme avait su nous le faire goûter il y a peu la Bérengère Cournut de « De pierre et d’os », les doutes, les adaptations impossibles et les ennuis de jeunesses déchirées entre plusieurs univers apparemment irréconciliables que chantaient chacune à leur manière la Niviaq Korneliussen de « Homo sapienne », au Groenland, et la Marie-Andrée Gill de « Béante », au Québec, et même, en filigrane, les palinodies de la politique historique de déportation et de peuplement volontariste conduite par le gouvernement fédéral canadien dans « son » Grand Nord, qui constituait l’enjeu politique et poétique central des « Fusils » de William T. Vollmann.
Traçant un chemin profondément original, en une construction unique initialement déroutante par rapport aux canons du récit occidental classique (le terme de wonderworks a été récemment forgé – par l’universitaire Daniel Heath Justice – pour rendre compte chez les premières nations nord-américaines de cette forme en mosaïque, méprisant ouvertement les frontières entre genres littéraires consacrés), résonnant curieusement aussi bien avec les « Confessions d’une séancière » de Ketty Steward, dans son maniement audacieux, poétique et subtilement actualisé des mythes traditionnels, qu’avec le « Taqawan » d’Éric Plamondon pour rappeler sans forcer le trait la multiplicité des violences environnant les femmes dans cet univers post-colonial précis, « Croc fendu » est une œuvre furieuse et réjouissante qui mérite assurément toute notre attention.
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Le regard mûri d’amour
Je te montre mes dents
Par ma bouche entreouverte
Croc avide
Croc humide
Croc timide
Gorgé de vastes proies
Je te montre mes crocs
Par ma bouche aux trois quarts ouverte
Molaires égarées dans mes lamentations
Langue lisse
Croc fendu
Croc géant
Assommée par des poings perdus
Je te montre mes dents
Ramassées par terre
Dent pointue
Dent grondante
Dent brisée
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