La conquête du Pérou, comme fondation avide de l’impérialisme européen, en un rêve d’or et de sang.
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Publié en 2009 chez Léo Scheer, le premier roman (après un récit et deux recueils de poésie) d’Éric Vuillard posait avec détermination et poésie épique les fondations d’une œuvre désormais majeure de la littérature contemporaine, traquant avec férocité, humour, empathie et souffle les racines et les ressorts de l’impérialisme : conquête du Pérou par Pizarre (ce « Conquistadors », 2009), mise en coupe réglée du Congo dit « belge » (« Congo », 2012), course à la guerre en 1914 (« La bataille d’Occident », 2012) et naissance de l’industrie du divertissement avec le Wild West Show (« Tristesse de la terre », 2014).
« Conquistadors » raconte la conquête du Pérou par Pizarre, de sa troisième expédition à la guerre civile entre Espagnols ayant suivi la chute de l’empire inca, entre 1530 et 1541, assortie de quelques flashbacks occasionnels. Des origines déclassées et revanchardes des aventuriers espagnols, de leur avidité, de leur cynisme, en passant par leur infinie rudesse et leur absence totale de scrupules, mais aussi leurs étonnantes nostalgies et leurs curieux moments songeurs, c’est à un récit rugueux et fou que nous convie ici Éric Vuillard.
Pizarre contemplait le monde depuis la croix. Il pensait en chrétien, la route des Andes le menait peut-être vers une perfection de l’âme. Il marchait droit sur la route tortueuse de ses désirs. Est-ce que tout autre homme aurait accompli la même prouesse ? Est-ce qu’une autre armée, arabe, turque, chinoise, aurait remporté les mêmes succès ? Est-ce qu’un autre peuple aurait eu la même ardeur, le même désir, la même soif de gloire ? À quel point les efforts de Pizarre furent-ils conscients d’eux-mêmes ? Mesurait-il ce qu’il y avait d’anormal dans le fait de se lancer à l’assaut d’un empire avec cent quatre-vingts soldats ? Fut-il épouvanté par la splendeur des montagnes ? par son propre appétit ? Peut-être sa soif d’être aimé était-elle si grande qu’il ne put jamais s’en ouvrir à personne ? Peut-être ses doutes furent-ils si cuisants qu’il ne put jamais les formuler sans éprouver un insurmontable dégoût. Peut-être son ardent désir de posséder un monde qu’il croyait vierge le poussa-t-il à l’oubli forcené de sa propre douceur.
« Conquistadors » joue ainsi, en quelque sorte, dans le travail d’Éric Vuillard, le rôle fondateur dévolu à « La tunique de glace » au sein des « Sept Rêves » de William T. Vollmann : là où le rapport mythique de l’Amérique du Nord au monde européen se plaçait sous le signe du fer de la hache viking, l’invasion du monde par l’Occident capitaliste et chrétien s’inscrit à l’origine dans la folle soif de l’or, or mythique et personnage à part entière de cette épopée de 430 pages, comme il est le véritable point aveugle de l’excellent « Sur le fleuve » de Léo Henry et Jacques Mucchielli, qui condense de son côté en 200 pages l’essence fantastique du rêve fiévreux de l’Eldorado.
On regagna la ville au son des flageolets et des fifres. De nombreux partisans de Pizarre se joignirent aux nouveaux venus. Changer de camp est comme éviter la pluie en se mettant à l’abri sous un renfoncement de porte ; c’est ce que firent bien des hommes. En période de guerre civile, la trahison est une décision comme une autre. On se passe vite le morceau de pain que Judas n’a pas eu le temps de finir en quittant la table.
Le texte est magnifique, mais souffre peut-être pourtant de quelques longueurs ou redites que l’aspect halluciné de cette conquête n’excuse pas toujours complètement : le format plus dense et plus ramassé des récits ultérieurs de l’auteur gommera ce petit défaut, en permettant à son style unique et à sa phrase méditative en pleine action, tous deux déjà bien présents ici, de se déployer dans toute sa singulière puissance.
Ce qu’en dit Dominique Conil dans les Plages de Lectures de Médiapart est ici, ce qu’en dit Vincent Wackenheim dans les Chroniques de la Rentrée Littéraire est là.
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