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Notes de lecture 2019, Nouveautés

Note de lecture : « Mirages de la mémoire » (Marco Steiner & José Muñoz)

Six nouvelles habiles pour retrouver le goût de l’aventure, de la poésie et du mystère qui environnent si naturellement Corto Maltese.

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Il pleuvait en permanence depuis plusieurs jours, et d’évidence, cela n’avait aucune intention de cesser. Le ciel et la mer ne faisaient désormais plus qu’un, un plan gris coupé en deux par une ligne très fine.
La musique, c’était le crépitement sur la véranda. Parfois, elle changeait de rythme, des fleuves grondaient, des éclairs jaillissaient, des coups de tonnerre, puis tout redevenait régulier et constant, comme avant.
Les feuilles étaient brillantes, elles écoulaient l’eau, distillaient les gouttes, elles se pliaient, s’allongeaient, essayaient de changer quelque chose, et puis tout recommençait.
Corto Maltese se tenait assis dans un fauteuil d’osier, une chaise devant lui, les jambes croisées, les pieds nus luisants de pluie.
Il fumait et regardait ce monde vert et bleu voilé de gris. Il n’y avait rien d’autre à faire que se perdre dans les sentiers de cet humide néant.
Sur la table se trouvaient une bouteille de rhum à moitié vide et un verre contenant une dernière goutte.
Du cigare montait une ligne de fumée qui nourrissait un nuage bleu, ondulant dans la véranda sans nulle intention de sortie.
Sur le canapé, un gecko fixait une araignée dans sa toile. Lui aussi semblait immobile, mais il surveillait l’ennemi.
Rien n’était immobile, tout était suspendu, même le temps. Et la pluie continuait.
Elle avait peut-être décidé d’engloutir Saint Kitts, de l’enfoncer dans la mer. Mais les îles des Caraïbes savent qu’il suffit d’attendre. À la fin, le soleil essuie la pluie, sèche la boue, ranime le vert, les couleurs. Même les marins le savent, il suffit d’attendre.
Et la mer reste là, comme un rappel.
Corto Maltese avait été bloqué dans l’un de ces typhons qui balaient les îles, fracassent les voiles, arrachent le toit des maisons, mais la barque était intacte, à l’abri dans une anse protégée. Ce n’était pas la sienne, mais celle de madame Java, c’est pourquoi il y tenait plus encore. Il pouvait la voir de la véranda. C’était son refuge quand la mer et le vent décidaient de faire tourner les nuages entre la Floride et le golfe du Mexique.

Quatre ans après avoir exploré la prime jeunesse de Corto Maltese dans son roman « Le corbeau de pierre » (et sept ans après avoir arpenté et recensé les paysages-clé du marin mythique de Hugo Pratt, dont il fut longtemps le collaborateur, en compagnie du photographe Marco d’Anna, dans « Les lieux de l’aventure »), Marco Steiner s’associe en 2018 au dessinateur argentin José Muñoz pour nous offrir ces six « Mirages de la mémoire », nouvelles collectivement sous-titrées « Itinéraires hypnotiques dans les pas de Corto Maltese », traduites en français début 2019 par Donatella Saulnier chez Casterman.

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Chaque fois que je viens à Buenos Aires, un voile mouillé de mélancolie me tombe dessus. C’est peut-être la pluie fine de cette grise journée, ou bien la fumée de mes cigarettes. Je ne sais pas d’où elles viennent, je les ai trouvées dans le bateau. Elles sont sèches, l’odeur s’obstine à me tourner autour, m’enveloppant d’un nuage qui se colle à moi et ne semble pas vouloir se disperser au vent. Eh oui, le vent. D’habitude, il m’accompagne, m’entraîne loin, mais depuis quelques jours il a disparu, et me contraint à l’immobilité.
Parfois, ma mer fait ça. Elle se fige, et les marins le sentent. Ils restent muets, indolents, et pendant ce temps, raclent le fond de leurs pensées. Tout se bloque, même l’envie de parler. S’abat alors un silence étrange, surnaturel. Nul remous, nul froissement de voile ou grincement de gréements. Et l’eau même devient plus bleue.
Moi, je voulais seulement rentrer. Il n’y avait pas de vrai motif, mais c’est sûr, je ne voulais pas rester.

Si le roman « Le corbeau de pierre » avait eu un peu de mal à trouver le rythme juste, succombant parfois à un trop-plein d’explications fort éloigné de l’art de l’ellipse pratiqué allègrement par Hugo Pratt, les nouvelles de « Mirages de la mémoire » ont su cette fois trouver un ton profondément en phase avec la poésie rêveuse et mystérieuse qui se dégage en permanence des planches historiques de la bande dessinée mythique. Que l’arrière-plan soit celui d’un trou à cyclones de St. Kitts, d’un club nautique décati de Buenos Aires, d’un volcan solitaire des Açores, ou d’un firth écossais particulièrement délicat à négocier, que Corto soit directement présent dans le récit ou qu’il soit rapporté par l’un ou l’autre des narrateurs qui se succèdent (au rang desquels on retrouvera plusieurs personnages déjà bien connus des lectrices et des lecteurs des albums), les six nouvelles jouent avec une belle habileté des caractéristiques canoniques du personnage et de son énorme influence sur les autres, parfois totalement à son insu, et explorent ainsi quelques beaux abîmes supplémentaires de la poésie et de l’aventure qui le hantent tout au long de ces années.

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Marco-Steiner-by-©Marco-DAnna

Photo : ® Marco d’Anna

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