Nourri de poésie fantastique et d’art du conte abstrait, une œuvre majeure d’un pionnier de la science-fiction et de la littérature spéculative.
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Nous n’étions que trois amis. Deux dans la confidence, dont j’étais, et l’inventeur de l’effroyable force qui, nonobstant le secret, était déjà source d’inquiétude.
Le savant devant qui nous nous trouvions, un homme simple, n’était issu d’aucune académie et se souciait peu de célébrité. Il avait passé sa vie à concilier les aléas de la pauvreté avec de petites inventions industrielles, telles que des encres bon marché et moulins à café et même des machines à composter les tickets de tramway.
Il n’avait jamais voulu faire breveter ses inventions, pour certaines très ingénieuses, et les vendait une bouchée de pain à des négociants de second ordre. Se sentant probablement un brin de génie, qu’il masquait derrière une modestie presque ingrate, il avait le plus profond mépris pour ces petites réussites. Quand on les évoquait, il haussait les épaules avec indifférence ou renvoyait un sourire amer.
– Alimentaire, disait-il simplement.
Nous étions devenus amis au détour d’une conversation où il avait été question de sciences occultes ; et puisque le sujet n’inspire aux foules qu’une désolante pitié, ceux qui s’y intéressent taisent généralement leurs penchants pour n’en parler qu’avec leurs semblables. (« La Force Oméga »)
C’est en 1906 qu’est publié à Buenos Aires ce recueil de 12 nouvelles et une novella (l’ample « Essai de cosmogonie en dix leçons »), écrites (nous apprend le traducteur et préfacier Antonio Werli) entre 1897 et 1906. Cette traduction, parue en juin 2019 chez Quidam, est la première véritable apparition de Leopoldo Lugones dans notre langue, si l’on excepte les brefs extraits publiés chez Allia en 2016, et, bien sûr, les deux nouvelles dues au Visage Vert dès 2008. La précieuse préface, dont les six pages offrent à la lectrice ou au lecteur une exceptionnelle mise en perspective, nous informe (ou rappelle, pour les plus versés en littérature argentine d’entre nous) du statut essentiel de ce poète, nouvelliste, romancier et essayiste au sein de la littérature argentine, et de la littérature sud-américaine en général. Si la fascination futuriste du jeune poète l’entraînera ultérieurement, comme tant d’autres, sur les sombres sentiers de la dérive fascisante, il n’en reste pas moins que Leopoldo Lugones fait figure, à bon droit, de véritable pionnier en matière d’exploration des liens entre l’art et la technique, de jeu avec les marges du connu et de l’inconnu, et de science-fiction lorsqu’elle abandonne alors, précisément, le terrain du surnaturel. Antonio Werli note, justement : « Jorge Luis Borges, après avoir voulu tuer le père dans les années 20, affirmera sans sourciller : « Leopoldo Lugones fut et demeure le plus grand écrivain argentin. » et « À nouveau, Borges aura la délicatesse de réhabiliter son ancien ennemi : « Certaines de ces pages comptent parmi les plus abouties de la littérature de langue espagnole. » » Jouant des espaces alors encore à défricher entre la poésie la plus spiritiste de Victor Hugo (dont l’auteur fut un ardent pratiquant), la spéculation scientifique ou para-scientifique de Camille Flammarion (« Les forces naturelles inconnues », 1865) et les explorations fictionnelles somptueusement documentées de Jules Verne, Leopoldo Lugones lance, de toutes ses forces, une audacieuse passerelle spatio-temporelle dans la littérature du XXème siècle.
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Cet étrange jardinier aspirait à une chose : créer la fleur de la mort. Ces efforts remontaient à une dizaine d’années, avec des résultats toujours négatifs, puisque, considérant que le végétal était dépourvu d’âme, il s’en tenait exclusivement à la plastique. Greffes, combinaisons, il avait tout essayé. La production d’une rose noire l’occupa un temps, mais il ne tira rien de ses expérimentations. Puis, passiflores et tulipes retinrent son attention, avec pour seul résultat deux ou trois spécimens monstrueux, jusqu’à ce que Bernardin de Saint-Pierre lui ouvrît la voie, en lui faisant voir qu’il pouvait exister des analogies entre fleur et femme enceinte, toutes deux supposées à même de recevoir, parce qu’elles le « veulent », des images des objets désirés.
Accepter cet audacieux postulat revenait à supposer chez la plante un psychisme suffisamment élevé pour recevoir, concrétiser et conserver une impression ; en un mot, de l’autosuggestion avec une intensité conforme à celle d’un organisme inférieur. C’était précisément ce qu’avait réussi à vérifier notre jardinier. (« Viola Acherontia »)
À la lecture de ces douze nouvelles et de cette novella (qui, plus tardive et d’un ton jouant avec la forme de l’essai, évoque peut-être les vastes horizons cosmogoniques, justement, de l’Olaf Stapledon de « Créateur d’étoiles », en 1937), on ne sera certainement pas surpris de l’abondante littérature universitaire, en espagnol ou en anglais, qui continue de nos jours à décortiquer les recoins sombres et précieux de l’œuvre de Leopoldo Lugones. Sciences physiques parallèles (« La Force Oméga », « Le Psychon »), rationalisations mythologiques (« La pluie de feu », avec ses résonances paradoxales du côté de Raphaël Confiant ou de Pierre Demarty, « Un phénomène inexplicable », « L’origine du déluge », « La statue de sel »), biologie ésotérique (« L’escuerzo », « Viola Acherontia », « Yzur ») : dans chacun des registres spécifiques qu’il parcourt, et que les nouvelles concernées soient devenues des classiques, présentes dans les anthologies de littérature sud-américaine, ou qu’elles soient désormais un peu plus confidentielles, l’auteur déploie une écriture extrêmement travaillée pour insérer sa prodigieuse érudition dans une spéculation vertigineuse, qui peut se révéler tour à tour presque souriante ou bien d’une noirceur incomparable.
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