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Notes de lecture 2018, Nouveautés

Note de lecture : « Bouche creusée » (Valérie Cibot)

Le drame, la rumeur multiforme, la narration métaphorique et sinueuse : une splendeur d’écriture.

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Mes voisins et amis, dont les fenêtres donnent aussi sur votre jardin, se scotchent à leurs vitres en se poussant du col. Ensuite vous rajoutez la paille et les feuilles mortes, vous arrosez, un coussin végétal se solidifie dans le fond (et vous auriez pu enterrer quelque chose ou déterrer un truc ou préparer la terre ou la nourrir, c’est l’objectif de la butte sandwich, améliorer la terre au printemps avant de planter) assis au bord, Gitane aux lèvres, les contours un peu flous, poussière de calcaire et fumée de cigarette, quand vous décidez de laisser tomber. Votre corps dans la fosse tombe. Le son mat, à peine étouffé par les feuilles et le foin, un son qui porte et dit la masse malgré les contours brouillés. Est-ce qu’à ce moment-là je l’ai pensé ? Est-ce que, penchée à ma fenêtre, je me suis permis cette réflexion : ça y est, vous êtes à la place du compost, mêlé au potager, la chair et les os réduits à l’organique, recyclé avant d’être enterré ? Et la lymphe ferait alors le travail des bouteilles en plastique. Il était encore temps de rentrer.

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Dans ce village où tout se sait et tout se voit où les jardins de chacun sont offert aux regards depuis les terrasses et les balcons, où la transparence vaut ainsi promiscuité (personne n’ayant ici rien à cacher – à moins que…), un cordiste, réfugié irakien employé plus ou moins au noir pour consolider une falaise dangereusement en voie d’éboulement, est retrouvé pendu un beau matin. Evénement hautement inhabituel, il semble qu’il n’en faille pas davantage pour que, de proche en proche, se déchaîne la rumeur : un homme du village, rapidement identifié par le bouche-à-oreille du marché ou du salon de coiffure, serait en réalité l’assassin. Malgré les dénégations de la gendarmerie en charge de l’enquête de routine et les appels au bon sens et au calme des uns ou des autres, le tumulte enfle et se répand.

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À ce moment-là, alors que rien de grave n’est encore arrivé, ils se sont penchés au-dessus de leurs jardinières et leurs regards, venus d’en haut, font peser sur votre jardin… non pas une menace, mais une simple attention… mes voisins et amis sont attentifs. La plupart ne profèrent pas d’insultes et se contentent d’observer.
Pendant toutes ces heures lestées de glaise, ils ont étendu leur linge qui claque au vent, un vent tout à coup chargé de lavande et de verveine, du moins leur réminiscence savonneuse, du moins le parfum de synthèse qui cherche à approcher le parfum naturel, du moins le détergent vaguement camouflé sous la chimie, tout en nettoyant leurs tables en aluminium teck imputrescible (ou la variante métal creux peint en bleu lagon) : le printemps a débuté et avec lui la saison des rosés pamplemousse. J’aimerais croire qu’ils feignent, à votre égard, cette indifférence. Et peut-être, si on compare à ce qui va se passer, plus tard dans la journée, et qui nous anéantira, qui remettra en question toute notre vie en commun, quand il ne s’agissait encore que de terre, de savoir si vous l’avaliez ou pas, cette indifférence n’était, au final, pas si cher payée.

Avec ce premier roman publié chez Inculte Dernière Marge en février 2018, Valérie Cibot réussit un impressionnant tour de force d’écriture : tissant une redoutable métaphore à partir de ruches et d’abeilles d’une part, de jardinage et d’humus d’autre part, elle transmute les éléments épars analysés  jadis par Edgar Morin (« La rumeur d’Orléans », 1969) ou par Jean-Noël Kapferer (« Rumeurs », 1987) pour orchestrer diaboliquement, d’une langue qui dissimule ses narratrices et ses narrateurs, le déversement des peurs, des culpabilités, des secrets inavouables et des inactions à reprocher plus tard – au plus profond de la chair de chacune et de chacun. De ce microcosme poisseux qui s’organise marécage, condamnant à l’oubli chant des cigales ou danse des ouvrières, elle provoque l’émergence d’une matière organique d’une belle densité, où la terre même devient ligne de démarcation et creuset des abjections à l’égard, toujours, des boucs émissaires que l’on sait s’inventer, ici ou ailleurs. Un somptueux roman à rebours, et l’une des plus belles surprises, sans aucun doute, parmi les lectures de ces derniers mois.

Si tout s’était arrêté là… Si ce n’était pas allé plus loin… Une simple histoire de terre et de fluides corporels, j’aurais pu laisser tomber, rentrer chez moi, peut-être même recommencer à oublier. Mais non. J’ai toujours cette question de ne pas savoir comment cela a débuté. Quand, aussi, et si j’aurais pu faire ou dire quelque chose. Les empêcher ou du moins les freiner.
Tout au long de la semaine mes voisins et amis ont entreposé, en tas sur leurs balcons, des brindilles des branches du petit bois des bidons d’essence, tandis que des plumes du papier crépon des papillons de tulle surmontaient les tas, les coiffant ou les accessoirisant.
C’était un simple jeu. Une fois par an les enfants de nos voisins et amis brûlent Carmentran, le bonhomme Carnaval, il n’y a rien de mal à cela, rien dont il aurait fallu se méfier. Les enfants brûleront cet après-midi en place publique un bonhomme. Conformément à la tradition ils ont d’abord assemblé des mains des pieds des membres en papier mâché, ils ont peint tout cela en rose, un rose laiteux, délavé, obtenu par assemblage de colorants et d’eau, pendant que la tête, difforme, attendait dans un coin. Ils finiront juste avant d’enfiler leurs déguisements de lui dessiner un sourire en pétales de coquelicot et, après son procès, un procès rapide expéditif costumé maquillé accessoirisé, ils le brûleront et il emportera avec lui hiver et contrariétés, il nettoiera tout, avec ses cendres sa fumée ses débris, il ne restera rien, rien que nous et ce moment-là instillera en nous de la joie, beaucoup de joie, c’est certain.

La belle chronique de Muriel Steinmetz dans l’Humanité est ici, ce qu’en dit Frédérique Roussel dans Libération est ici.

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Discussion

3 réflexions sur “Note de lecture : « Bouche creusée » (Valérie Cibot)

  1. « La nuit close de Saigon » est le premier roman de Robert Olen Butler, traduit par Isabelle Reinharez (1997, Rivages, 284 p.) publié en 1981sous le titre « The Alleys of Eden ». C’est donc avant son Pullitzer Prize en 1993 pour « A Good Scent from a Strange Mountain », recueil de 15 nouvelles traduites par Isabelle Reinharez (1994, Rivages, 283 p.) sous « Un doux Parfum d’Exil ».

    Il m’a paru intéressant de commencer à lire Robert Olen Butler par son premier roman, ayant juste découvert et apprécié le dernier « L’appel du Fleuve », traduit par Jean Luc Piningre (2018, Actes Sud, 272 p.). Le roman se passe, on s’en doute à Saigon, en 1975, alors que la ville est en train de tomber dans les mains du Nord Vietnam, et que les hélicoptères évacuent les derniers réfugiés. Cliff Wilkes, déserteur de l’armée américaine qui vit depuis 4 ans avec Lanh, ex-prostituée vietnamienne. En fait Cliff est coincé entre deux dilemmes. Soit il part en tant qu’américain, mais déserteur et sans papiers, il ne pouvait travailler. Renouer avec Francine, sa femme ? Elle l’a quitté après une nuit dans un motel à Carmel, « le long de la Pacific Coast Highway ». Et il semble bien que cette séparation soit définitive. Rester avec Lanh ? Son ex statut de prostituée en fait une victime désignée par les communistes. Fuir avec elle ? Elle a peur de l’Amérique qu’elle ne connait pas. « Ils sont si grands, ces gens. Tout le monde est grand. Ils me font peur. Je ne comprends pas ce qui se passe ». Son anglais est celui des bordels de Saigon.
    Pourquoi Cliff a déserté ? Cela le hante encore. Parti en mission avec un petit groupe, ils ont charge de retrouver un prêtre et une religieuse enlevés par les nord vietnamiens. Ceux-ci tenaient un orphelinat. Mais au cours du raid, les viet-congs avaient également emmené Wilson, leur ami, au bras cassé, soigné à l’orphelinat. Raid de représailles, interrogatoire un peu musclé, dont celui du mouchoir mouillé sur le visage. Rien de tel pour asphyxier le patient. Ce qui arriva.
    Donc dilemme. « Nous ne pouvons nous effondrer maintenant. Nous serions condamnés dans cette ville ». Le tout se résoud avec un hélicoptère qui les emmène loin de Saigon, puis aux USA. Ils se séparent, du moins physiquement. Mais Cliff est obligé de se cacher, de changer de nom, devenant Clifford Pell, puis aux USA Clifford Smith. Lanh est recueillie par la First Presbyterian Church, non loin de Chicago. La elle va rencontrer les Binh, autre famille vietnamienne. Cliff va aussi devenir l’étranger dans cette famille, bien que sa possession de la langue soit un atout. C’est le coté miroir de la vie à Saigon. Essai de retour de Cliff chez la mère de Francine. Le tout se soldera par une velléité de partir. Au Canada.
    Un premier roman bien mené, en deux parties, on s’en serait douté. Une à Saigon, la seconde aux USA. Un personnage de Clifford, amoureux de Lanh, qui lui a fait découvrir les richesses de l’Asie, les douceurs des bars à Marines de Saigon aussi. Cela lui a permis de perfectionner sa langue, mais en tant qu’engagé, il avait suivi des cours auparavant. Tout comme Robert Olen Butler. Lui aussi va découvrir les charmes du Vietnam. Des présences féminines constantes. Avec une prédilection pour des séquences érotiques « Tu veux baiser, GI ? ». On pourrait quelquefois s’en passer. Mais cela revient en boucle, ainsi que dans d’autres roman du même auteur comme dans « La fille d’Ho Chi Minh Ville » ou « Etrange Murmure ». Dans ce dernier cas, j’ai abandonné la lecture à la moitié du livre, même si le 4 de couverture promettait « une danse poignante de sexe et de guerre emportée par une prose lyrique et virtuose ».

    « Un doux parfum d’exil » est un recueil de 15 nouvelles, décrivant surtout le devenir de ces Vietnamiens, du Nord ou du Sud, dans la longue errance qui les a mené hors de chez eux, principalement autour de la Floride et de la Nouvelle Orléans. Le delta du Mississippi en miroir de celui du Mékong. Ce sont surtout les us et traditions du Vietnam qui sont décrites dans ces nouvelles. « Il n’y a qu’un fils qui puisse présider au culte des ancêtres ». L’histoire mythique de la création du Vietnam dans « Dans la Clairière » dans laquelle, on part dune lettre écrite par un père à son fils. Le père s’est exilé aux USA, alors que le fils est resté au Vietnam. Quelles conséquences sont dues à la guerre, qui a cependant fait évoluer le père dans la vie.
    « L’Amérique est le pays de toutes les possibilités » dans « La Relique ». Toutes les possibilités, bien entendu, mais aussi ses mièvreries, comme ce garçon qui va essayer d’initier ses copains aux combats de grillons dans « Les Grillons ». Hélas cela se traduira par des Reebok salies par la terre. Mais aussi des incompréhensions entre les gens, vis-à-vis de ces asiatiques « jaunes » qui ont une démarche différente, comme dans « Le Couple d’Américains ». C’est le récit le plus long, d’une presque centaine de pages. Mais on y croise, allez savoir pourquoi Liz Taylor et Richard Burton, en tournage pour « La Nuit de l’Iguane ». D’autant plus surprenant que ce n’était pas Liz Taylor, mais Ava Gardner et Sue Lyon qui tournaient, et le tout se passait avant 1964. Démarche différente d’autant plus que Gabrielle, vietnamienne d’origine et Vinh sont alors en voyage, découvrant le Mexique. Enfin c’est à Puerto Vallarta, lieu de vacances hivernales des nord Américains, donc à couleur locale douteuse. Ils rencontrent Ellen et Frank, lui aussi vétéran du Vietnam.
    « Mr Vert », titre étrange pour un perroquet qui parle. Il a appartenu au grand-père de la narratrice, une femme très catholique. Le pauvre oiseau ne résistera pas au tournage de cou sévère que l’on va lui imposer. C’était ça ou la conversion aux valeurs du confucianisme. Autre retour sur les traditions, cette femme enceinte dans « Mi-automne » qui parle à son enfant selon la tradition vietnamienne. Surtout elle tient à lui raconter sa satisfaction de ne pas avoir à affronter la déception de la famille parce que son enfant est une fille.
    Autre histoire de grands-parents, monsieur Kanh qui va chercher la grand-mère de sa femme, madame Chinh à l’aéroport, ainsi que son cousin Huong. Hélas cette brave dame a une malade d’Alzheimer déjà bien avancée, et qui saura reconnaitre l’autre. Un conte de Noël ou presque avec « La Neige » entre Cohen, un avocat juif polonais, Giau une vietnamienne bouddhiste et la fête chrétienne. Giau travaille dans un restaurant asiatique, mais est effrayée par la neige. Tout comme Cohen. Rencontre, discussion et mise en commun se souvenirs. Enfin, une belle histoire, tout comme son titre « Un conte de fée » de Miss Noi, prostituée vietnamienne, arrivée aux USA comme étant la femme d’un GI. Tiens on dirait un retour de Cliff et Lanh, ou plutôt un second épisode. Divorce, retour à la prostitution, jusqu’à rencontrer à nouveau un ancien vétéran Fontenot avec qui elle aura une vie heureuse. Snif. Autre personnage, plus ou moins inspiré du premier roman, celui de Buom, plus ou moins espion pour le compte des américains, qui profitait de son poste pour guider les représailles sur les amants de sa femme.
    En résumé, des 4-5 romans de Robert Olen Butler, sur la bonne douzaine qu’il a publiée, j’ai commencé par « L’appel du Fleuve » le dernier, et sans doute le plus élaboré de ses romans.
    https://charybde2.wordpress.com/2018/02/20/note-de-lecture-les-oiseaux-morts-de-lamerique-christian-garcin/#comments
    C’est peut être celui qui est à la fois le plus distant et le plus imprégné du Vietnam. Distant au sens que tout ou presque se passe aux USA. Mais tout est là pour rappeler les douloureux épisodes qui ont conduit à la situation actuelle. Sans doute a-t-il fallu tout ce temps pour décanter des souvenirs, des impressions, des blessures.
    Ceci dit, sur le Vitnam en soi, la chute de Saigon et la diaspora vietnamienne, je préfère, et de loin « Le Sympathisant » de Viet Thanh Nguyen (2017, Belfond, 504 p.) dont j’ai fait la critique sur ce site
    https://charybde2.wordpress.com/2017/11/27/note-de-lecture-le-sympathisant-viet-thanh-nguyen/#comments
    Pour ce qui est de « Les Oiseaux Morts de l’Amérique », je viens (péniblement) de le finir et ne saurais tarder à en parler. Je sais, ce n’est ni dans l’ordre, et pas encore tout à fait dans le désordre…..

    Publié par jlv.livres | 27 février 2018, 18:47

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