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Notes de lecture 2016, Nouveautés

Note de lecture : « Le voyage de Hanumân » (Andreï Ivanov)

Un récit, vu de l’intérieur, de «l’encampement du monde» et un choc littéraire de grande magnitude.

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«J’attends d’une œuvre littéraire une nouveauté pour moi-même, quelque chose qui, même légèrement, me modifie, quelque chose qui me rende conscient d’une “possibilité“ de la réalité, ni encore pensée, ni encore consciente : d’une nouvelle possibilité de voir, de parler, de penser, d’exister.» (Peter Handke, «J’habite une tour d’ivoire», 1967).

Puisant dans l’expérience terriblement dure qu’il a lui-même vécu dans un «camp de refugiés» dans la province de Jutland au Danemark, Andreï Ivanov, écrivain russophone apatride né en Estonie, raconte dans ce roman d’une force explosive et nouvelle, publié en 2010, et à paraître en septembre 2016 aux éditions Le Tripode, l’errance et l’impasse de deux demandeurs d’asile – un estonien de langue russe qui se fait appeler Evguéni ou Johann, narrateur du livre, et son ami Hanumân, originaire d’Inde.

Johann et Hanumân pourrissent au centre d’accueil de demandeurs d’asile de Farsetrup, crevasse cauchemardesque, ils y vivent de mensonges et de petits trafics, ils se défoncent, brève évasion de leur existence de spectre, et ils partent en errance, sans ressources, dans les riantes provinces du Danemark qu’ils abhorrent. En formant une nouvelle langue pour dire la misère, l’espoir en cendres, la détestation et la folie qui guette, Andreï Ivanov immerge le lecteur dans la fureur et la dépression des demandeurs d’asile qui n’ont aucune prise sur une existence qui leur échappe, «comme une soie incroyablement fine».

® Gilles Barbier, Le monde trou du cul (détail)

® Gilles Barbier, Le monde trou du cul (détail)

Johann a fui l’Estonie pour des raisons inconnues et ne veut pas rentrer. Son unique désir est de rester là, le plus longtemps possible, tandis qu’Hanumân, volcan émotif enragé contre tout – la religion, la langue, le climat, la famille royale, le brouillard, les crépuscules et l’odeur d’engrais chimique, âcre et corrosive, de la province danoise -, invectivant le Danemark par tous les bouts, Hanumân, dont la seule peur est de se faire contrôler par les flics, rêve d’Amérique. Ce rêve idéalisé d’émigration que Vladimir Lortchenkov tournait en dérision en une fable salutaire dans «Des mille et une façons de quitter la Moldavie», Andreï Ivanov le compare à un virus dangereux, que l’objet de ce rêve soit l’Amérique ou simplement l’île danoise de Låland, mirage d’hospitalité plus proche mais tout aussi illusoire.

«Le refus de ce monde étranger le poussait à d’idiotes entorses à la loi. Il se roulait des pelotes de papier toilette, volait les Kleenex par paquets entiers. Jamais il ne quittait un café sans embarquer un cendrier ou une salière. On aurait pu le croire kleptomane, ou simplement fou. Il n’était ni l’un ni l’autre. Il se vengeait des offenses que ce monde lui infligeait ; il méprisait ces gens qui vivaient là si facilement. Il avait mille raisons… Il les méprisait. Parce qu’ils étaient si propres sur eux, qu’ils portaient des vêtements nets et bigarrés, que même les retraités s’habillaient comme des ados ; il vomissait leurs sacs à dos, leurs capuchons roses, leurs moufles vertes, leurs baskets rouges…
– Ces gens ressemblent à des bonshommes en pâte d’amande, disait Hanumân.»

Camp de refugiés en Suède ® Ints Kalnins. Source : Reuters

® Ints Kalnins. Source : Reuters

La violence des paroles d’Hanumân, coincé avec les autres comme un rat dans ce camp, exilé qui se heurte à la bonne conscience du troupeau dans un pays qui lui est totalement étranger où il n’a pas de place, à deux pas «des consciences pures et des chiottes propres» du Danemark, et par extension de l’Europe occidentale, est le reflet de la violence des rapports nord-sud (ou ouest-est pour Johann qui a grandi en URSS), de la violence envers ces étrangers absolus qu’on dissimule dans des camps, le seul endroit où ils sont tolérés.

«Très tôt, tous les matins, ces matins de Farsetrup peuplés de la rumeur des voix et du crissement des savates, je recommençai à être réveillé par des cauchemars. Je rêvais, par exemple, que j’étais enfoui vivant dans du fumier, comme le commandant Gavrilov, le héros de la forteresse de Brest : comme lui, je suis jusqu’au cou dans le fumier, mais ce fumier s’étend à l’infini, il couvre le monde entier, la terre entière n’est qu’un vaste tas de fumier, et nous sommes, Hanumân et moi et les autres habitants du monde, ensevelis tout vifs dedans !»

Denis Lemasson racontait sous forme d’enquête le parcours interminable et l’espoir toujours vivace malgré les périls de deux exilés fuyant leur pays et rejoignant l’Europe dans «Nous traverserons ensemble». Le récit du «Voyage de Hanumân» dérive, erratique, à la manière de l’existence de ces deux hommes dans un non-lieu, où l’intimité et l’espoir se dissolvent et tendent vers la folie, et où seule la littérature sera salvatrice.

Premier volume d’une trilogie, dont chaque partie peut se lire indépendamment des autres, superbement traduit du russe par Hélène Henry, «Le voyage de Hanumân» est une œuvre littéraire d’une force immense, susceptible de transformer le regard que nous portons sur ce que l’ethnologue et anthropologue Michel Agier appelle «l’encampement du monde».

«Mais Dieu de Dieu, si les Danois pouvaient, ne serait-ce qu’une fois, avoir accès aux rêves des migrants ; entendre, ne serait-ce qu’une fois, gronder le courant de conscience des migrants. S’ils pouvaient comprendre ce qu’est ce fleuve, turbulent et terrible, combien il charrie de pierres, de caillasses, de peurs en suspension, combien pèse la bourbe de l’angoisse… Si les Danois savaient comme la tête leur fait mal, à ces migrants, ils leur pardonneraient tout, même d’être des voleurs.»

Un grand entretien avec Andreï Ivanov, réalisé par Lucie Eple, est disponible sur le site de Diacritik ici.
Vous pourrez acheter ce livre à la librairie Charybde dès sa parution en septembre 2016, ici.

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À propos de Marianne

Une lectrice, une libraire, entre autres.

Discussion

12 réflexions sur “Note de lecture : « Le voyage de Hanumân » (Andreï Ivanov)

  1. Je crains un peu les trilogies mais je suis toujours tentée d’en lire plus sur ce sujet. Et ce récit me paraît particulièrement intèressant.

    Publié par jostein59 | 16 août 2016, 07:56
  2. « Le Voyage de Hanumân » de Andreï Ivanov, traduit par Hélène Henry (16, Le Tripode, 440 p.) raconte l’errance de deux hommes, Hanumân et Johann. Le premier est indien, d’Inde. Et cela se passe en 99. En fait, on découvre qu’il est peut être né « quelque part à Scheissewurstbach d’une Allemande replète et d’un migrant famélique ». Ce qui serait étonnant car le nom veut dire « ruisseau de la saucisse de merde ». Mais il a grandi à Chandigarh ou à Mohenjodaro. A ceci près que les deux villes sont à plus de 1000 km de distance, la première à 250 km au nord de Dehli, et la seconde très à l’ouest au Pakistan à 300 km de Karachi, au nord d’Hyderâbâd, dans la vallée de l’Hindus. « Le pays où sont nés les dieux de toutes les mythologies ». Le second, qui se fait indifféremment appeler Johann Sidorov, Evguéni, ou Dgène, est estonien. C’est un peu le portait de l’auteur, bien que ce dernier soit apatride, mais né en Estonie. Il enseigne actuellement à l’Université de Tallin. Le parler este, dérivé des langues finno-ougriennes est apparenté au finnois, ce qui explique les relations entre les deux pays, ainsi qu’avec la Hongrie. Il était surprenant de voir que lors d’une excursion en Finlande, des collègues hongrois reconnaissaient les annonces et pouvaient lire les enseignes de magasin, alors que pour les autres européens, c’était véritablement peine perdue.

    Tous deux sont dans un camp de réfugiés demandeurs d’asile à Farsetrup au Danemark. Là encore la localisation géographique est fantaisiste. De tous les camps d’asile de réfugiés au Danemark, aucun ne correspond, si ce n’est, peut être celui de Karstrup, près de l’aéroport de Copenhague et d’où partent les trains qui vont à Malmö en Suède via le grand pont de l’Öresund. Mais les différents voyages et virées que font les protagonistes ne correspondent pas à ces localités. Le livre est divisé en trois parties, mais on ne voit pas très bien la séparation entre ces parties. De toutes évidences, Evguéni n’aime pas le Danemark. Hanumân non plus d’ailleurs, mais pas pour les mêmes raisons. « Le royaume des consciences pures et des chiottes propres ». En conséquence, il commet des larcins. « Le refus de ce monde étranger le poussait à d’idiotes entorses à la loi. Il se roulait des pelotes de papier toilette, volait des Kleenex par paquets entiers. Jamais, il ne quittait un café sans embarquer un cendrier ou une salière ».

    Bref ces deux compères, avec l’aide d’un gay népalais, Nepalino , d’un Russe Potapov et d’un Serbe Goran, mènent une vie de rapines et de petits larcins pour survivre, qui leur servennt souvent à boire ou à fumer, quitte à rester ensuite plusieurs jours dans un état second. Débrouille à tous les niveaux, pour des produits souvent défectueux. « Ce n’étaient pas des chaussures. Seulement des imitations. Des faux-semblants, avec l’apparence de chaussures : elles pouvaient être vendues, essayées et même chaussées, mais les porter, ce n’était pas possible. »

    Dans la seconde partie, on voit que la débrouille marche bien et que le marché se diversifie. « Cette bouffe périmée que nous consommons, nous, tellement souvent. On pourrait la vendre comme de la fraiche dans les centre d’accueil du coin ; pourquoi pas ? si nous, on la bouffe, les autres aussi, ils peuvent. ». Pas besoin d’avoir subi des cours d’économie ou de marketing. « Potapov, c’était vrai, savait s’y prendre. Il utilisait l’encre comme un chef, et dessinait les chiffres bien mieux qu’il ne peignait ses tableaux, pour un profit supérieur. ». Le résultat défie les lois de l’offre et de la demande. « Les yaourts se vendaient particulièrement bien. Nous avions eu de la chance, nous étions tombés sur un plein bac de yaourts périmés. »
    Cependant, ces diverses entreprises commerciales laissent un gout amer dans la bouche des réfugiés. « Mais à quoi bon de l’argent, si avec on ne peut rien acheter qui compense un tant soi peu la misère où on se trouve plongé ?comment embellir un quotidien qui n’est pas digne de ce nom ? Quand on habite un poulailler, sans le moindre droit, sans lumière au bout du tunnel, et que tous les jours que Dieu fait, on n’entend que « Expulsion ! Rauq ! Dégage§ Nach Hause ! » ».
    Surtout, elles révèlent la face cachée des Danois et leur prétendu accueil. « Mais Dieu de Dieu, si les Danois pouvaient, ne serait-ce qu’une fois, avoir accès aux rêves des migrants ; entendre, ne serait-ce qu’une fois, gronder le courant de conscience des migrants S’ils pouvaient comprendre ce qu’est ce fleuve, turbulent et terrible, combien il charrie de pierres, de caillasses, de peurs en suspension, combien pèse la bourbe de l’angoisse..Si les Danois savaient comme la tête leur fait mal, à ces migrants, ils leur pardonneraient tout, même d’être des voleurs. ». Les dures réalités de la vie en foyer sont évoquées. « D’abord, qu’ils essayent donc de vivre dans une seule pièce avec des Albanais et des Serbes. Même au paradis, on en trouverait, de ces culs d’Albanais. Deuxièmement, est ce qu’ils habiteraient un poulailler comme celui-ci, où pour baiser sa femme, on doit aller dans les douches communes ? Et en plus, il y a des garnements iraniens qui arrivent à espionner en déverrouillant avec une pièce de monnaie. Dans les douches, vite fait, rapido presto ! ». Les conditions des services sont aussi critiquées. « Troisièmement, est ce qu’ils apprécieraient de se faire « soigner » par un toubib qui transforme ses « soins gratuits » en supplice, ou qu’il s’abstient tout à fait de soigner, parce que, comme les autres, il déteste les migrants. ».
    Leur but final, enfin est ce vraiment un but, c’est d’aller à Lolland, une il au sud du Danemark. Pourquoi cette destination ? Elle agit comme un aimant sur les réfugiés. En fait ils ont déjà parcouru presque tout le Jutland à bord de voitures rachetées à des Géorgiens. Voitures plus qu’à bout de souffle, avec de fausses plaques, sans assurance bien entendu et qui menacent à tout moment de rendre définitivement leur pauvre âme. Tout cela pour aller récupérer des denrées périmées, de faire les poubelles, ou de récupérer et bricoler des ordinateurs d’un autre âge.

    On se demande, à la fin du livre, quel est le véritable message du livre, surtout en ces temps de migrations forcées. Ivanov a-t-il voulu sensibiliser les gens sur les réfugiés. Ou a-t-il simplement voulu raconter une partie de sa vie d’errance. Le livre est en effet de 99, et à l’époque, les pays baltes sortaient tout juste du joug soviétique. « Mon rêve avait été de partir, puis un jour, un jour de chance, j’ai compris que tous les rêves sont de la foutaise, un néant, rien n’attend personne nulle part, c’est absurde, surtout si vous vivez pour votre rêve, car alors il s’empare de vous, vous n’êtes plus personne, qu’un programme dans le logiciel de votre rêve, c’est pire qu’absurde. ». « Le Voyage de Hanumân » fait d’ailleurs partie d’une trilogie avec « Bizarre » dans lequel le narrateur est capturé, emmené en prison puis déporté. Puis dans « Confessions d’un lunatique » le narrateur rentre en Estonie et essaye de se réintégrer dans la société. Il rencontre des amis, raconte son histoire, le camp norvégien dans les montagnes jusqu’à ce qu’il en soit éjecté. Quitter son pays, errer, y revenir…

    L’auteur d’ailleurs écrit en russe, et non pas, ou pas encore de l’estonien.Même si ces ouvrages sont maintenant régulièrement traduits dans son pays sous « Hanumani teekond Lollandile », il y a encore « Peotäis põrmu » (Une Poignée de Poussières), « Harbini ööliblikad » (Les Mites Harbin) et un recueil de nouvelles « Minu Taani onuke / Tuhk » (Mon oncle danois : Cendre). Son nom a une forte connotation russe et il peut se sentir étranger dans on pays.

    Publié par jlv.livres | 6 septembre 2016, 09:31

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