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Notes de lecture 2016, Nouveautés

Note de lecture : « La ligne » (Alexandre Guirkinger & Tristan Garcia)

Autour de la ligne Maginot et de ses traces actuelles, interroger la notion de frontière.

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Publié en juillet 2016 chez RVB Books, ce bref recueil de nouvelles doté d’un puissant fil conducteur par Tristan Garcia est bien davantage qu’un compagnon de route indispensable de l’exposition consacrée aux traces contemporaines de la ligne Maginot, photographiées par Alexandre Guirkinger (dont les clichés illustrent abondamment l’ouvrage), scénographiées dans le cadre des rencontres d’Arles 2016 par Jean-Yves Jouannais, dont on sait l’intérêt judicieux qu’il porte aux vestiges, guerriers ou autres, ainsi que nous le rappelle notamment son excellent « L’usage des ruines » (2012).

En sept textes souplement enchaînés, se passant certains objets ou personnages comme d’habiles, poétiques et politiques, bâtons de relais, Tristan Garcia nous offre une intense revue de détail de la géographie comme machine – d’abord – à faire la guerre (et l’ombre gigantesque du Yves Lacoste des « Paysages politiques » de 1990 est ici bien présente), mais aussi à rêver, à creuser et à vivre, tout cela nourri de l’archéologie de la cathédrale militaire ancrée dans le sol que fut la ligne Maginot.

De petite taille, embarrassé par une forte sudation qui faisait luire son front trop haut comme une casserole d’étain qui déborde d’eau bouillante, l’homme présentait le fruit de son travail méthodique sur l’établissement de « frontières naturelles » du pays. « La France, répétait-il d’une voix de crapaud métallique, la France n’est pas un hasard géographique. » Et, invitant l’assistance à suivre du doigt les limites surlignées de la carte qui leur avait été distribuée en début de séance, Monsieur François Germain entreprit de déduire de la géologie fondamentale, de la nature primitive des sols, des plissements rocheux, mais aussi de la découpe ordonnée des côtes européennes, le caractère « évident et équilibré », selon ses mots, des frontières nationales : il fallait se représenter l’Empire français comme un fruit, une perle, ou plutôt un « sempiternel diamant » résultant du long processus de cristallisation par lequel l’air, le vent, les eaux, le magma et les forces souterraines avaient esquissé, dessiné puis gravé dans la terre d’Europe les glorieux contours de la silhouette naturelle de notre pays. Issue dès après le crétacé de la double éminence alpine et pyrénéenne, la forme de la nation française avait mûri dans le ventre fertile du continent entre deux imposantes barrières montagneuses, pour permettre à l’esprit latin et à l’esprit germanique de croître sans se confondre et sans s’abâtardir, comme il arrive dans ces lointaines contrées d’Afrique et d’Asie qui ne connaissent pas la notion de frontière. Il ne fallait surtout pas croire, expliquait Monsieur François Germain avec une élocution laborieuse, comme s’il avait la bouche en plâtre d’une statue retrouvant péniblement la vie, que l’histoire européenne et la germination de l’esprit supérieur de la civilisation chrétienne étaient le produit des circonstances capricieuses. La France était le résultat logique d’un enchaînement complexe de causes nécessaires. (« La carte »)

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® Alexandre Guirkinger

Après « La carte » qui jette le soubassement théorique et pointe d’un doigt impertinent le « point faible » des soi-disant « frontières naturelles » que, plus tard, la ligne Maginot s’efforcera de protéger, « La règle », dans le décor de conférence internationale cynique et satisfaite de « La bataille d’Occident » d’Éric Vuillard, montre joliment, pleine d’une gaieté ironique, l’arbitraire du découpage de l’Afrique par les grandes puissances. « Le rail », au moment incertain de la construction proprement dite de la chose, convoque, déjà, les milliers d’ouvriers, polonais ou italiens, venus user leurs forces et parfois leurs vies sur le colossal chantier. « L’entaille », comme un écho concentré du « Balcon en forêt » de Julien Gracq, et « Le mur » jouent subtilement avec les perspectives, en inversant les positions d’un officier français durant la « drôle de guerre » de 1939-1940 et d’un officier allemand chargé de remettre en état les blockhaus abandonnés pour résister, dans le mauvais sens, au déferlement américain de 1944. « La photographie », prenant place de nos jours, met subtilement en abîme le travail même d’Alexandre Guirkinger, tandis que « Le désert » conclut le recueil avec une belle vision depuis le futur, en utilisant habilement la figure universitaire d’une chercheuse de l’avant venue de l’après – qui nous évoque aussi l’exceptionnel « Northwest Passage » (1984) de Norman Lavers.

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® Alexandre Guirkinger

Orvet respira plus lentement, mais il pensa plus vite. Tandis qu’il ôtait la sécurité de son arme de service et mettait en joue l’animal, qui n’était encore qu’un frémissement dans la longue haie bordant le chemin de terre d’où la brume s’était levée, désengourdissant la campagne et son propre corps endormi du même coup, il tira. Orvet n’avait pas trouvé meilleure stratégie pour se faire apprécier des hommes du bataillon, là-haut sur la Ligne, que de leur apporter certains matins de quoi cuisiner un civet – parce qu’il était de la ville, parce qu’il était artiste, et qu’il parlait bien, qu’il pensait trop. Les hommes de cette armée qui veillait avec lui, à demi endormie, mais anxieuse, dans les blockhaus, n’aimaient pas ses manières trop conscientes de petit-bourgeois, qui les humiliaient un peu. En leur offrant un animal à dépouiller, à cuire et à manger, il était heureux de leur faire la preuve qu’il ne serait pas une genre d’officier qui tremblerait le jour où il faudrait tuer. Il ferait son œuvre : il était un homme autant qu’eux. Du moins c’est ce qu’il ressentait, en chargeant dans sa gibecière le corps encore chaud du lapin, la fourrure percée d’un œil rouge de cyclope estourbi, avant de remonter par la sente buissonnière, enjambant les branches mortes et les branches tombées des pins. (« L’entaille »)

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© Alexandre Guirkinger

J’avais été très déçu en 2013 par « Faber. Le destructeur » du même auteur, et je m’étais laissé aller, dans la bêtise d’une critique trop à chaud, à une note très coléreuse, sur un site de partage en ligne. La réaction de l’auteur, toute en humilité sincère, attentive et patiente de (très) grand seigneur, m’avait stupéfié – et rendu tout honteux. Entre temps, un ami de confiance, auteur que je respecte infiniment et lecteur averti, m’avait suggéré que l’auteur valait en effet beaucoup mieux que ce semi-ratage. Ce recueil de nouvelles, dans son apparente simplicité, en témoigne plus que largement : la variété et la subtilité des registres utilisés, la manière de mêler étroitement un riche contenu théorique à une série de récits profondément humains, font de ce « mini-beau livre » (par la qualité de l’iconographie) une lecture très nécessaire, et infiniment réjouissante. Et il me donne aussi envie de me plonger sans trop tarder dans d’autres textes de l’auteur.

Comme lui, elle s’intéressa à partir de l’adolescence aux États de l’Europe moderne, et à la reconstitution des limites de leurs territoires. Ses premiers travaux avaient porté sur les ziggourats babyloniennes : sa thèse était que les hommes avaient commencé par marquer la frontière d’une cité en bâtissant de hauts monuments ; si on s’éloignait du monument, on demeurait cependant dans sa sphère d’influence tant qu’on pouvait l’apercevoir derrière soi, à l’horizon. Plus la pyramide, la ziggourat ou la cathédrale étaient élevée, plus on la voyait de loin, plus la ville était puissante. La superficie du territoire était donc fonction de la hauteur de sa construction la plus haute. Lorsque les hommes avaient voulu établir un monde unique, sans limites, ils s’étaient très logiquement lancés dans l’élévation d’une tour sans fin, cette Tour de Bal qu’évoqueraient les mythes étudiés par son père. Mais, concernant les limites au sol, les connaissances étaient plus hypothétiques : toute frontière était-elle dessinée à même la surface de la terre ? Creusée ? Ou bien matérialisée par une muraille ? Alix défendait une autre thèse, en s’appuyant sur les légendes de la Ligne. (« Le désert »)

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Tristan Garcia (Photo ® Chro)

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À propos de Hugues

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Discussion

2 réflexions sur “Note de lecture : « La ligne » (Alexandre Guirkinger & Tristan Garcia)

  1. Lors de la rentrée littéraire 2008, Gallimard publiait 2 premiers romans de 2 jeunes auteurs s’appelant Garcia. Ce que voyant, l’un des deux, Jean-Baptiste, choisissait le pseudonyme de Del Amo. Son livre « Une éducation libertine » m’avait complètement emballé (il figurerait dans le carré final du Goncourt (ce qui n’est pas forcément une référence)). Par contre, « La meilleure part des hommes » de Tristan Garcia, bien qu’encensé par la critique, ne m’avait guère convaincu, et je l’avais trouvé assez platement écrit. Déçu la première fois, je n’ai plus eu envie de lire cet auteur, et en tout cas pas ce « Faber » auquel vous faites allusion. Tant pis pour moi (cependant vous m’encouragez à découvrir celui-ci). Mon choix ne devait pas être si mauvais : aujourd’hui Jean-Baptiste Del Amo revient en force avec son « Règne animal », assez prodigieux, et toujours aussi magistralement écrit.

    Publié par Raymond Penblanc | 24 août 2016, 11:37

Rétroliens/Pings

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