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Notes de lecture 2016, Nouveautés

Note de lecture : « Crux » (Ramez Naam)

La suite de « Nexus », la guerre à l’horizon et les dilemmes éthiques de la dissémination du chemin vers le post-humanisme.

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Publié en 2013, traduit en français en 2016 aux Presses de la Cité par Jean-Daniel Brèque, le deuxième volume de la trilogie de Ramez Naam, après « Nexus » et avant « Apex », poursuit sur un rythme échevelé le thriller futuriste et scientifique démarré précédemment. En rendre compte comporte donc un risque élevé de spoilers vis-à-vis du tome précédent.

La drogue Nexus 3, devenue Nexus 5 lorsqu’un trio de jeunes scientifiques américains lui a ajouté une capacité de programmation, est devenue un enjeu essentiel dans une lutte en gestation entre partisans conservateurs d’un immobilisme (ou d’une avancée à très petits pas) de l’espèce humaine en tant que telle – incarnés principalement par l’agence gouvernementale américaine ERD, et son énorme influence de par le monde -, et épigones du trans-humanisme ou déjà du post-humanisme, imaginant une espèce hybride et ayant – notamment – accès à une forme de communion intime et de conscience collective aux perspectives gigantesques, épigones au nombre desquels on trouve désormais (presque) tous ceux ayant eu accès à Nexus 5 depuis qu’elle a été rendue publique à la fin du volume précédent.

Sur la route. Tout le temps sur la route. Voilà ce qu’était sa vie à présent.
Le Cambodge avait constitué un refuge sûr pour un temps. Pour quelques mois, en fait. Ils étaient protégés par les monastères. Kade travaillait avec les moines, apprenant leur savoir et leurs techniques pour apaiser et guider l’esprit dans la méditation, pour atteindre cet état sans ego où, avec l’aide de Nexus, plusieurs esprits parvenaient à n’en former qu’un seul. En échange, il leur enseignait les neurosciences et les rudiments de la programmation Nexus, leur donnait des idées pour créer des applis susceptibles d’améliorer la méditation.
Il avait vu des choses magnifiques au cours des derniers mois, au Cambodge et sur la toile. Des gens qui guérissaient de leurs traumatismes mentaux et émotionnels. Des patients comateux dont on touchait l’esprit pour les ramener à la conscience. Des scientifiques puisant dans le cerveau les uns des autres, réussissant des percées conceptuelles dont ils auraient été sans cela incapables. Des artistes créant de nouvelles formes d’art, pour lesquelles il n’existait même pas de nom, des œuvres où l’on s’immergeait d’une façon sans précédent.

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Après avoir rompu l’accord que l’ERD lui avait imposé par chantage et décliné l’invitation à la rejoindre lancée par une post-humaine chinoise aux pouvoirs hors du commun, le héros et seul créateur de Nexus 5 encore en liberté, Kade, est obligé de fuir les chasseurs de primes lancés à ses trousses, tout en tentant de corriger de son mieux, grâce aux portes dérobées implantées par ses soins dans le logiciel de Nexus 5, les abus que permet son utilisation – tandis que les conservateurs (dont il se confirme qu’ils n’ont vraiment pas la sympathie de l’auteur, qui les caricature de manière quelque peu outrancière, me semble-t-il) se préparent à mettre en œuvre quelques abominations pour éradiquer ce qu’ils considèrent comme un fléau.

Neuf esprits rêvant comme un seul… Elle avait éprouvé des sensations similaires, à Bangkok, dans ce loft, quand elle avait eu l’impression d’être une partie de Bouddha. Elle l’avait également ressenti lorsque Kade et elle s’étaient endormis ensemble et que chacun avait rêvé le rêve de l’autre. Elle l’avait senti avec les moines d’Ananda, qui méditaient comme un seul esprit.
Mais c’étaient là des états temporaires, fragiles. Ces enfants… ils y entraient de façon naturelle, automatique. Était-il vraiment possible de devenir une partie de quelque chose de plus grand ? Des esprits pouvaient-ils fusionner pendant plus de quelques instants fugitifs ?
Quelque part, cette idée la terrifiait. Car c’étaient des posthumains. Tout ce qu’elle avait vécu l’avait formée à les craindre. Ils allaient se répandre sur le globe, dominer les humains, les réduire en esclavage et causer l’extinction de l’espèce à laquelle elle appartenait. Quelques mois plus tôt, elle les aurait considérés comme l’ennemi. Un risque existentiel. Des monstruosités.
Mais la réalité… quand elle sentait ces enfants, quand ils jouaient, pleuraient ou se chamaillaient, ou quand leurs esprits fusionnaient puis la prenaient en leur sein…
Alors quelque chose s’adoucissait en elle et elle se disait que le futur ne serait pas si sinistre, après tout.

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Ce deuxième volume conserve les grandes qualités du premier, immense qualité des scènes d’action (même si elles se font peu à peu répétitives) et belle pédagogie vulgarisatrice des spéculations scientifiques pouvant mener au post-humanisme par augmentation des capacités humaines, intégration de certaines nanotechnologies et changement d’échelle des interfaces cerveau-machine et cerveau-cerveau. Les questions éthiques éventuelles (principalement celles liées à l’exercice du pouvoir démiurgique), fort timides jusqu’ici, font une apparition remarquable dans « Crux », mais l’intrigue demeure toutefois au même degré de simplicité que précédemment (les rebondissements ne dépassant guère ceux du tout-venant des thrillers d’espionnage de la guerre froide, sans les intrications humaines maîtrisées entre autres par John Le Carré ou Len Deighton), et l’écriture ne parvient pas encore à s’affranchir d’une volonté pédagogique qui, efficace, manque souvent d’élégance. Cela n’empêche toutefois aucunement d’attendre avec impatience le troisième volume, « Apex », qui devrait nous parvenir en français (toujours sous l’admirable houlette de Jean-Daniel Brèque) dans les mois qui viennent, ni de considérer que ce premier roman (si l’on considère logiquement que cette trilogie publiée en l’espace de trois ans forme un texte unique, le premier de son auteur en fiction) mérite pleinement, au plan strictement littéraire, une certaine indulgence.

Après la réunion, Shiva alla sur la galerie et contempla le patio planté d’arbres. Le garçonnet qu’il avait fait sauter sur ses genoux s’y trouvait avec une douzaine d’autres enfants, dont les esprits étaient connectés entre eux mais aussi avec ceux de trois adultes. Ils jouaient à un jeu, ou du moins le croyaient-ils. Un jeu de conception moléculaire, qui les amenait à examiner des séquences génétiques en vue de produire une protéine susceptible d’accélérer encore la restauration du corail, de le protéger contre l’acidification de l’océan. Shiva ferma les yeux et vit les assemblages de molécules sans cesse changeants dans l’esprit des enfants, qui les trituraient, les dépliaient, les transformaient en quête d’un nouveau moyen de sauver les récifs de corail du monde entier.
C’étaient les adultes qui garantissaient leur expertise dans ce jeu – des biochimistes et des biologistes moléculaires possédant de profondes connaissances sur les protéines calcifiantes utilisées par les coraux. Mais l’habileté ludique était le privilège des enfants, qui puisaient dans leurs connaissances et les appliquaient à une vitesse sidérante.
Shiva se retira de leur jeu pour se concentrer sur les chiffres qui flottaient au-dessus d’eux. Puis il hocha la tête. Ce soir-là, dans le cadre de ce jeu, ces enfants étaient encore plus performants que les plus sophistiqués des superordinateurs.
Ils fusionnaient pour former une intelligence sans équivalent humain. Ils étaient destinés à le surpasser, à surpasser n’importe quel être humain, voire tous les ordinateurs imaginés jusque là par le génie humain. Et ce n’était que le commencement.

La chronique de Bruno Para dans Bifrost est ici.

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  1. Pingback: « Crux », de Ramez Naam – Blog à part - 3 février 2017

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