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Notes de lecture 2015

Note de lecture : « La propension des choses » (François Jullien)

Traquer la notion chinoise de « potentiel » (shi/che, ) à travers la stratégie militaire, la philosophie politique et l’esthétique.

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La propension des choses

Publié en 1992 au Seuil, le sixième essai du philosophe et sinologue François Jullien succédait à son intriguant et pénétrant « Éloge de la fadeur » (1991), et se proposait d’étendre la tentative de compréhension du « potentiel » dans la philosophie chinoise, en s’écartant du terrain (presque) purement esthétique de l’ouvrage précédent, pour parcourir, sous le signe de « l’efficacité », les champs de la stratégie militaire, de la philosophie politique et de l’esthétique – en tant qu’elle contribue à forger ou entretenir une vision du monde, avant que, quelques années plus tard, son « Traité de l’efficacité » (1997), suite logique, ne se focalise exclusivement sur le lien intellectuel étroit associant stratégie militaire et philosophie du pouvoir.

Un mot chinois (che – shi en pinyin, 势) nous servira de guide dans cette réflexion. Il s’agit pourtant là d’un terme relativement commun auquel on n’attribue guère, d’ordinaire, de portée philosophique et générale. Mais ce mot est en lui-même source d’embarras, et c’est de cet embarras qu’est né ce livre.
Les dictionnaires, pour leur part, rendent ce terme aussi bien par « position » ou « circonstances » que par « pouvoir » ou « potentiel ». Quant aux traducteurs et aux exégètes, sauf dans un domaine précis (en politique), ils compensent le plus souvent leur imprécision à son égard par une note de bas de page qui se borne à faire état de cette polysémie – sans y attacher plus d’importance. Comme si nous avions seulement affaire à l’une des nombreuses imprécisions de la pensée chinoise (insuffisamment « rigoureuse ») dont il faille prendre son parti et auxquelles on s’habitue. Simple terme pratique, forgé d’abord pour les besoins de la stratégie et de la politique, utilisé le plus souvent dans des expressions typées et glosé presque exclusivement par quelques images récurrentes : il n’y a rien là effectivement qui puisse lui assurer la consistance d’une véritable notion – comme la philosophie grecque nous en a donné l’exigence – à finalité descriptive et désintéressée.

En préambule, François Jullien détaille comme à son habitude son intention, situant avec clarté pour la lectrice ou le lecteur l’étape en cours de son cheminement interrogatif permanent, et liant ici le travail au processus entamé dès « Procès ou création », en 1989, lorsqu’il s’agissait, déjà, de questionner la manière chinoise d’appréhender le monde, et les creux et les bosses qui marquent sa différence avec une vision occidentale issue en très grande partie de l’approche philosophique grecque.

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Wu Zhen, 1345.

Il nous propose ensuite une puissante mécanique exploratoire, certes ambitieuse, mais faisant l’effort de rester accessible au non-sinisant, et récapitulant fréquemment les étapes de l’avancée conceptuelle, patiemment obtenue en confrontant les singularités, les oppositions, les lectures endogènes comme exogènes, autour de ce terme à la fois si central et si délicat à appréhender. Il traite ainsi d’histoire militaire (dans la partie « Le potentiel naît de la disposition »), de politique et de théorie du pouvoir (dans la partie « La position est le facteur déterminant »), pour dégager au passage une première conclusion en forme de « Logique de la manipulation ». Il poursuit avec l’esthétique de la calligraphie, de la peinture et avec la critique littéraire chinoise classique (dans la partie « L’élan de la forme, l’effet du genre »), avec les approches de la physique et des sciences naturelles (dans la partie « Lignes de vie au travers du paysage »), avec les liens entre calligraphie, peinture et poésie (dans les parties « Des dispositions efficaces, par séries » et « Le dynamisme est continu »), pour synthétiser ce qu’il en retient dans une puissante analyse du motif du dragon. Il explore enfin l’histoire et le fait religieux (dans les deux dernières parties, « Situation et tendance en histoire » et « La propension à l’œuvre dans la réalité ») pour élucider le lien établi entre conformisme et efficacité, et pour tracer les lignes de force d’un particularisme idéologique et culturel qui, dans sa radicalité, renvoie violemment ses reflets saisissants dans le miroir de nos propres cultures et idiosyncrasies acquises.

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Lu Zhishen (Personnage de « Au bord de l’eau »)

Concevant tout réel comme un dispositif, les Chinois ne sont point conduits à remonter la série, nécessairement infinie, des causes possibles ; sensibles au caractère inéluctable de la propension, ils ne sont pas portés, non plus, à spéculer sur des fins, seulement probables. Ne les intéressent ni les récits cosmogoniques ni les suppositions téléologiques. Ni de raconter le début ni de rêver un dénouement. Il n’existe, depuis toujours et pour toujours, que des interactions à l’œuvre, et le réel n’est jamais autre que leur incessant procès. Ce n’est donc point le problème de l’ « être » que les Chinois se posent selon sa conception grecque, opposé à la fois au devenir et au sensible, mais celui de la capacité de fonctionnement : d’où procède l’efficacité que l’on constate partout à l’œuvre au sein du réel et comment peut-on mieux en profiter ?

Comme toujours, l’érudition de François Jullien est aussi fascinante que la rigueur fraîche de son raisonnement. En « bonus », comme la lectrice ou le lecteur s’y habitue au fur et à mesure qu’elle ou il se familiarise avec l’ensemble de l’œuvre, on trouve de brefs et saisissants développements aux apparences d’abord légèrement digressives, qui se fondent pourtant harmonieusement, à point nommé, dans la logique d’ensemble. Autant les développements consacrés à la calligraphie pourront sembler délicat aux non-sinisants (ce qui est mon cas !), autant, par exemple, les divers exemples puisés dans le vaste roman « Au bord de l’eau » sont saisissants de pertinence, montrant in vivo à quel point la littérature est un outil de décodage aussi puissant qu’il est négligé, le plus souvent, par les chercheurs en sciences sociales et politiques (même si Luc Boltanski, tout spécialement dans son « Énigmes et complots – Une enquête à propos d’enquêtes », nous en donne un autre remarquable contre-exemple). La manière dont la peinture et la poésie en disent aussi étonnamment long sur tout autre chose que, simplement, leur art, est également décrite avec finesse, rejoignant les travaux de François Cheng ou ceux, dans un registre bien différent pourtant, d’André Markowicz et de son récent « Ombres de Chine ».

Ainsi, dès 1992, François Jullien nous offrait une passionnante leçon d’étude des civilisations, non pas pour elles-mêmes, mais pour la manière dont – à condition d’accepter une certaine rigueur sophistiquée dans l’analyse – elles peuvent s’entrechoquer pour féconder la compréhension de chacun, dans les champs divers qui viennent constituer une philosophie englobante. Même étayé, approfondi, ou étendu, par ses travaux ultérieurs, « La propension des choses » demeure une lecture d’une rare importance et d’une immense efficacité, précisément.

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À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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