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Notes de lecture 2015

Note de lecture : « Entrer dans une pensée » (François Jullien)

Comment tenter de résoudre le dilemme du dedans et du dehors vis-à-vis d’une pensée étrangère ?

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Entrer dans une pensée

Publié en 2012 chez Gallimard, cet essai du philosophe et sinologue François Jullien se proposait, sous une forme extrêmement pédagogique (mais demandant, comme toujours, un léger effort de la part du non-sinisant, comme moi, lorsque sont abordés les sujets les plus étroitement linguistiques, heureusement minoritaires) à la fois de poursuivre le travail inlassable de compréhension en profondeur de la pensée chinoise, qu’il mène depuis plus de trente ans, et de répondre à nouveau, après son « Chemin faisant » (2007), sur le fond et fût-ce indirectement cette fois, à certaines des critiques formulées par d’autres sinologues, et notamment par Jean-François Billeter et son « Contre François Jullien » (2006).

Il est étrange, mais somme toute logique, que j’en vienne seulement maintenant à la question par laquelle j’aurais dû commencer dans mon chantier. Car il est étrange que, après avoir voyagé des années entre les pensées de la Chine et de l’Europe, je m’arrête seulement aujourd’hui à cette question – question préliminaire – qui m’a toujours inquiété, il est vrai, mais que je n’ai encore jamais abordée, du moins de front : qu’est-ce qu’entrer dans une pensée ? (…)
Qui ne désirerait aujourd’hui, en Occident, entrer dans la pensée du plus lointain « Orient » ? Mais comment y entrer, tant on sait bien qu’on ne pourra d’aucune façon la résumer : une pensée ne se résume pas, encore moins la chinoise, si diverse et si vaste. Tant on sait bien aussi que ses principales notions ne sont pas directement traduisibles ; que de l’envisager par écoles, en classant et cataloguant, laisserait échapper l’essentiel et qu’en suivre le développement historique, d’un bout à l’autre, ne suffit pas non plus. On restera chaque fois à l’extérieur de la justification interne, auto-référée, propre à cette pensée. Car d’où celle-ci a-t-elle commencé ? Or, quand je pose cette question : comment entrer dans la pensée chinoise ?, je fais de plus le pari de m’adresser aux non-sinologues comme s’ils pouvaient lire eux-mêmes le chinois. Pour cela, je m’exercerai à lire méthodiquement une phrase de chinois, une seule, une première phrase, en élaborant progressivement les éléments qui permettent de la lire à la fois du dedans (de la pensée chinoise) et du dehors (de l’Occident). Car on ne peut « entrer » effectivement dans une pensée qu’en commençant de travailler avec elle, c’est-à-dire en passant par elle pour s’interroger.

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S’interrogeant d’abord subtilement sur ce que peut contenir une « première phrase » en général, et sur tous les automatismes de traitement qu’il nous faut laisser de côté, François Jullien nous propose ensuite de cheminer en sa compagnie à travers le tout début du « Yi Jing », littéralement le « classique du changement », décortiquant au passage ce que ce livre fondateur « n’est pas », avant de tenter d’approcher, avec le lecteur, ce qu’il « pourrait être ». Capitalisant une fois de plus sur les formidables travaux opérés au préalable autour du potentiel et de l’efficacité (notamment dans « Éloge de la fadeur » en 1991, dans « La propension des choses » en 1992 et dans « Traité de l’efficacité » en 1997), l’auteur rappelle ainsi que cette première phrase naît d’un tracé et non d’une parole, qu’elle ne prétend pas apporter message ou signification, mais seulement (et c’est énorme) inciter à scruter comment se déploie et s’infléchit telle ou telle situation, de façon positive ou négative, (…) en fonction des tendances et des interactions détectées et qui demeurent en devenir. Rappelant aussi la glose classique portant sur cette première phrase, et son oubli contemporain, tant cette puissance liminaire est devenue transparente, François Jullien propose alors un détour en se penchant sur plusieurs autres « commencements », ceux d’abord de la Bible et d’Hésiode, fondations emblématiques des « entrées dans le monde » hébraïque et hellénique, puis ceux des creusets égyptien et indien, révélant par contraste l’absence du théologique et du mythologique dans ce commencement chinois.

Voilà du moins qui, après tours et détours et coupant court à la comparaison intarissable, devrait suffire à nouveau à nous faire entrer. Parti de ces différents bords, de tous ces orients prodiguant leurs trésors d’images et de spéculations, ne pourra-t-on enfin, faisant retour à la pensée chinoise, mieux voir apparaître quel seuil alors on franchit ? Une porte s’est ainsi dessinée peu à peu par enfilade, où, entre ces jambages, se laisse cadrer de la pensée. Y percevra-t-on un autre possible ou ne serait-ce pas, d’abord, l’engloutissement des perspectives précédemment érigées ?

Shanghai

Shanghai.

Procédant ainsi, François Jullien nous permet aussi de mieux comprendre, en creux, les reproches qui lui sont adressés quant à sa conception d’une altérité chinoise plutôt radicale, et sur le saut conceptuel qu’opèrent certains de ses détracteurs en y construisant un argument de « choc » plutôt que d’échange, de rencontre et de rebonds multiples. Il nous indique aussi en filigrane pourquoi ce débat peut prendre ainsi davantage de flamme, bien au-delà du cercle des sinologues français, en une époque où la quête effrénée d’une « compréhension » de la Chine est devenue un important enjeu de vulgarisation commerciale, tout spécialement pour un public légèrement effrayé ou ébahi d’hommes d’affaires « occidentaux », débutants ou confirmés, ainsi qu’en témoignent les rayons des librairies express copieusement approvisionnés en vademecums divers et « secrets expliqués » à tout va. Fidèle à l’un de ses leitmotivs depuis l’origine de ses travaux ou presque, l’auteur nous rappelle ici au contraire, une fois de plus, que le travail patient (et parfois bien ardu) de compréhension de l’autre – lorsqu’il est réellement autre – est peut-être avant tout un travail de connaissance de soi-même, de repérage et de catalogage de nos idiosyncrasies devenues insensibles et inaperçues.

Car c’est précisément au moment où l’Occident, au terme d’une mondialisation théorique engagée par lui il y a plus d’un siècle, croit voir triompher définitivement ses conceptions, d’un bout à l’autre de la planète, non seulement celle de la science hypothético-déductive et de sa logique modélisante (avec, en arrière-plan, les mathématiques comme langage de l’universel), mais aussi, sur le plan économique et politique, celle du rendement capitaliste et du droit à et par la démocratie, que cette même culture, celle qui se nomme dorénavant l’ « occidentale », soudain s’étonne : si une culture, telle la chinoise, ne se situe plus seulement avant, mais a connu son développement, sur bien des plans, à côté de l’européenne et parallèlement, n’est-ce donc pas aussi, en retour, que l’Europe n’occupe plus qu’un côté (des possibles de la pensée) ?

Nouvel ouvrage précieux, nouvelle approche roborative, qui intervient ainsi à point nommé pour la lectrice ou le lecteur désirant aller à la fois plus loin sur ce chemin chinois, et revenir à l’une de ses origines jusqu’ici presque informulées.

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Francois_Jullien

À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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