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Notes de lecture 2016, Nouveautés

Note de lecture : « Un autre monde » (Michka Assayas)

Le critique mis à nu par le père et par l’enfant, même.

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Un autre monde

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Publié en janvier 2016 chez Rivages, le sixième « roman » de Michka Assayas constitue à bien des égards un singulier hommage à l’obsession de la musique et du rock, en forme de confession itinérante et intime de la part de celui que beaucoup connaissent encore et surtout comme le chroniqueur attitré du post-punk (Joy Division et New Order, tout particulièrement) de Rock & Folk dans les années 80, n’ayant jamais – à la différence de ce qui tenait lieu de mode violente dans le journalisme musical de ces années-là – renié le meilleur de ses racines progressives (King Crimson et Van der Graaf Generator au premier chef), comme l’orchestrateur de l’incroyable entreprise que fut (et que reste) le « Dictionnaire du rock » paru en Bouquins en 2000, si différent de ces billets d’humeur consuméristes en quoi consistent trop de productions à prétention encyclopédique dans le domaine, et enfin comme l’auteur du poignant « Exhibition » en 2002, malgré les indéniables maladresses de ce troisième « roman ».

J’appartiens à cette catégorie de l’humanité pour qui chanter et jouer d’un instrument tout en restant en rythme a longtemps paru un exploit impossible – un peu comme piloter un avion supersonique. A douze ans, j’ai bien pris des cours de guitare classique avec un virtuose du flamenco. Ce petit Espagnol aux longues moustaches tombantes m’apprenait des chansons révolutionnaires. Il me dit une fois que, le jour de la mort de Franco, il « danserait ». Je l’adorais. Hélas, il disparut vite et jamais je n’ai su s’il accomplit sa promesse. Il me mit entre les mains d’un de ses élèves, un gringalet sinistre qui m’enseignait la guitare dans le garage de ses parents comme si c’était des maths. Or j’étais nul en maths. Bien plus tard je compris qu’il n’avait pas tort : la musique obéit à des règles mathématiques, comment l’ignorer ?

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New Order en 1981.

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La première partie de l’ouvrage offre d’abord, sans doute, une introspection quasiment historique, joliment dépourvue de la nostalgie poisseuse et revendicative qui encombre trop d’écrits sur le rock de ces cinquante dernières années. On y trouve aussi bien le rappel, à grands traits, d’un parcours musical personnel, moins péremptoire avec le recul, et dégageant une poignante sincérité, que les critiques souvent terriblement « à chaud » qui furent la loi du milieu, qu’un fort intéressant retour sur la manière dont se structure ce qui est « cool », ce qui est « hype », ce qui « se fait » – même lorsque les mots sont autres -, dans les cours des lycées comme dans les bars des salles de concert.

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Michka Assayas (basse et chant), Antoine Assayas (batterie), Régis Creuzet (guitare) – Mouans-Sartoux, 2009.

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Plus de trente ans après, la malédiction a pris fin. Un jour, chez moi, aux alentours de 2005, je me suis amusé à improviser de la musique électronique grâce au logiciel GarageBand installé sur mon Mac. Puis, quelques mois plus tard, pris d’une impulsion, je suis allé à Pigalle et je me suis offert une guitare basse et un ampli. Pourquoi une basse et pas une guitare électrique comme tout le monde ? J’y reviendrai. J’ai appris à en jouer à ma façon, j’ai composé des chansons, j’ai osé les chanter, d’abord à moi-même, puis à un ami guitariste. Avec lui, j’ai créé un trio où j’ai intégré mon fils batteur, alors âgé de seize ans. Je suis même arrivé à monter sur scène et à donner quelques concerts. Mais je brûle des étapes ; j’anticipe. Le chemin a été long et les détours étranges.

La deuxième partie devient encore plus intime, à propos de transmission en matière d’imaginaire musical (sans aller aussi loin dans cette direction que les excellents « La nuit ne dure pas » et « Une légende » d’Olivier Martinelli), et surtout à propos du rapport particulier entre un père qui confesse tout ce qu’il a gardé d’enfantin en lui et un adolescent d’aujourd’hui (comportant ainsi de curieuses résonances avec le troublant « Je marche dans la nuit par un chemin mauvais » d’Ahmed Madani), réinventant ici, acrobatiquement et au prix – notamment – d’une acceptation du ridicule potentiel de certaines situations, une relation jusqu’alors dangereusement inexistante ou malmenée, dans la collaboration autour d’un projet rock bizarroïde, et dans l’inversion du rapport d’apprentissage et d’exemplarité. Au-delà de la pertinence indéniable de cette reconstruction d’une relation familiale par le rock pratiqué en commun dans une certaine joie douloureuse ou douleur joyeuse – qui ne pourra que toucher tout particulièrement les parents d’adolescents gentils, roublards et décalés -, l’honnêteté de cette mise à nu, son absence d’effets spéciaux ronflants, dégagent une belle cohérence avec l’ensemble de la démarche esthétique connue de la part de l’auteur.

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Robert Fripp (King Crimson) en 1969.

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Des concerts peuvent se répéter ; mais ce qu’on désigne, par un anglicisme qui dispense d’en approcher la définition, sous le nom de « performance », et qu’on peut assimiler à une forme d’exhibition publique ou à une cérémonie permettant d’expulser et mettre à mort certains démons, n’est pas voué à se répéter mécaniquement. Suis Bomba ne fut pas un groupe de musique mais le lieu pour moi d’un exorcisme. Sans doute, l’exercice, dans ma jeunesse, de ce que j’ai toujours considéré comme un non-métier – la « critique rock » – et le fait de rester connu pour cette activité ancienne avaient laissé en moi un sentiment de culpabilité. À mes débuts en pleine période après-punk, j’avais considéré la musique comme le théâtre d’une lutte. Des titans s’étaient dressés dans un monde chaotique et leur mission avait été de raser ce qui restait encore debout de l’ancien monde, terrassant sur leur chemin des ennemis et des traîtres qui conspiraient pour restaurer l’ordre ancien. Je m’en étais pris avec une rare colère à ceux que j’avais jugés hostiles ou simplement indifférents à cette bataille où je m’étais embrigadé tout seul.
Je ne m’étais jamais intéressé au degré de travail et de discipline nécessaire, y compris chez un groupe punk ou hard rock de dernière zone, pour jouer en rythme. J’avais tout ignoré de la pratique de la musique – le solfège et l’harmonie, bien sûr, ce qui était aussi le cas de bien des musiciens de rock, et non des moindres (Paul McCartney, notamment, n’a jamais su lire une partition) – et donc des étapes nécessaires à la préparation d’une prestation scénique ou d’un simple enregistrement. J’avais autrefois assassiné en quelques lignes des musiciens qui avaient eu le courage de se réunir, de répéter et de rêver à quelque chose en commun, ce dont j’aurais été, moi, bien incapable. Cela avait entraîné chez moi une gêne durable, et même un sentiment de honte. Il me fallait expier.

J’ai beaucoup aimé ce récit placé sous le signe de l’honnêteté, de la curiosité, de l’humilité, toutes choses qui n’étonneront guère la lectrice ou le lecteur du travail critique effectué avec du recul par l’auteur (les notices du « Dictionnaire du rock » en offraient déjà, pour beaucoup d’entre elles, un superbe témoignage), mais aussi sous celui de l’acceptation patiente de ses idiosyncrasies et de ses failles, évoquant ainsi, quoique depuis un angle fort différent, le passionnant « La vie critique » d’Arnaud Viviant.

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À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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