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Notes de lecture 2015

Note de lecture : « Vision aveugle » (Peter Watts)

Un contact extra-terrestre radicalement « autre » pour mieux spéculer sur l’humanité et la conscience de soi.

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Vision aveugle

Publié en 2006, nominé cette année-là pour les prix Hugo et Locus, traduit en français en 2009 au Fleuve Noir par Gilles Goulet, le quatrième roman de l’ex-biologiste marin canadien Peter Watts, après sa formidable trilogie des « Rifteurs » (1999-2004), qui souffrait toutefois de quelques (menus) défauts, poursuit la quête de l’auteur, celle d’une spéculation scientifique argumentée et solidement documentée, qui se permet de jouer avec certains motifs classiques, voire ancestraux, de la science-fiction. L’ami René-Marc Dolhen avait su trouver les mots pour me convaincre de plonger dès que possible dans ce « Vision aveugle », qui d’après lui gardait bien le mélange unique de sérieux et de jeu propre à l’auteur, en maîtrisant beaucoup mieux la construction narrative et l’écriture que dans son grand galop d’essai en forme de trilogie déjà ambitieuse.

Imaginez que vous êtes Siri Keeton.
Vous vous réveillez dans une résurrection atrocement douloureuse, cherchant votre souffle après une apnée du sommeil record de cent quarante jours. Vous sentez votre sang, épaissi par la dobutamine et la leu-enképhaline, se frayer un chemin dans des artères racornies par des mois d’inactivité. Le corps enfle en incréments douloureux : les vaisseaux sanguins se dilatent, la chair se détache de la chair, les côtes craquent dans vos oreilles à cause d’une soudaine et inhabituelle flexion. Vos articulations  se sont grippées à force de ne pas servir. Vous êtes un homme-bâton, figé en une perverse rigor vitae.
Vous hurleriez, si vous aviez assez de souffle.
Vous vous souvenez que les vampires faisaient tout le temps cela. C’était normal pour eux, c’était leur manière à eux, et rien qu’à eux, de préserver les ressources. Ils auraient pu enseigner deux ou trois trucs sur le contrôle aux gens de votre espèce, si cette absurde aversion pour les angles droits ne les avait pas anéantis à l’aube de la civilisation. Peut-être le peuvent-ils encore. Après tout, ils sont de retour, sortis de la tombe par le vaudou de la paléogénétique, réassemblés à partir de gènes poubelles et de moelle fossile marinés dans le sang de sociopathes et d’autistes de haut niveau. L’un d’eux commande même cette mission. Une poignée de ses gènes vit dans votre propre corps afin qu’il puisse lui aussi revenir d’entre les morts, ici, à la frontière de l’espace interstellaire. Personne ne dépasse Jupiter sans devenir en partie vampire.

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En l’espace de quelques instants, sans préavis, la Terre a été minutieusement filmée, scannée et auscultée par des nuées de micro-caméras extra-terrestres, surgies comme de nulle part, mais en réalité de quelque part dans la ceinture de Kuiper, qui se sont auto-détruites après avoir transmis leurs signaux. Pour remonter à la source, établir le contact et évaluer la menace, le Centre de Contrôle terrien (celui d’une Terre de fin du vingt-et-unième siècle où l’ennui s’est progressivement installé au cœur d’une population ayant maîtrisé l’abondance, mais n’ayant visiblement pas su, comme dans la Culture de Iain M. Banks, la sublimer dans l’esthétique et dans la curiosité, et où les intelligences artificielles qui manipulent l’essentiel du quotidien sont restées particulièrement difficiles à comprendre) dépêche sur place en urgence absolue des sondes automatisées, suivies à quelque distance par un vaisseau habité, le Thésée, fer de lance technologique et post-humain, à l’équipage de scientifiques spécifiquement reconfigurés, physiquement et psychologiquement, dirigés par… un vampire.

Nous l’avons fait cinq fois. Sur cinq orbites consécutives, nous nous sommes jetés entre les mâchoires du monstre, nous l’avons laissé nous mâcher de son milliard de dents microscopiques jusqu’à ce que le Thésée nous ramène à bord et nous raccommode. Nous avons avancé discrètement et par à-coups dans le ventre du Rorschach, nous concentrant au maximum sur le travail immédiat, essayant d’ignorer les fantômes qui nous chatouillaient le mésencéphale. Parfois, les parois se courbaient légèrement autour de nous. Parfois, nous pensions juste qu’elles le faisaient. Parfois, nous nous réfugiions dans notre cloche de plongée, le temps que des vagues de charge et de magnétisme passent en langoureuses volutes, comme de gros comprimés d’ectoplasme descendant l’intestin d’une espèce de dieu poltergeist.

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Revisitant résolument deux motifs « classiques » de la science-fiction, celui du « premier contact » avec des extra-terrestres et celui du « Big Dumb Object », l’artefact aussi mystérieux que gigantesque qui constitue à la fois une prouesse technologique et un défi à la compréhension et à l’exploration humaines, popularisé dans les années 1970 par, entre autres, Larry Niven et Arthur C. Clarke, Peter Watts nous propose en réalité une impressionnante « revue de détail » de plusieurs thèmes scientifiques contemporains (dont il détaille très sérieusement les sources et les références en annexe, avec un certain humour, comme il le faisait dans la trilogie des « Rifteurs » ), incluant même gracieusement une ré-imagination du mythe traditionnel du vampire en rationalisation biochimique et génétique plutôt savoureuse, mais surtout – et avant tout – une continuation et une amplification de sa réflexion, amorcée dans ses ouvrages précédents, sur les notions de conscience et d’humanité.

Comme il le mentionne en annexe : J’en ai assez des extraterrestres humanoïdes au front bombé, tout comme de ceux genre insectoïdes géants en images de synthèse et qui ont l’air extraterrestre, mais agissent au mieux comme des chiens enragés en costume de chitine. D’un autre côté, les mêmes principes de sélection naturelle façonneront la vie où qu’elle évolue. Le défi consiste donc à créer un alien vraiment différent, et néanmoins biologiquement plausible.

Utilisant avec maestria les créatures appelées « brouilleurs », radicalement étrangères, et les vampires, beaucoup plus « proches » de l’humain, en guise de subtile échelle comparative, Peter Watts questionne ce qui fait la conscience de soi, ce qui la lie ou non à l’intelligence, ce qui s’y trouve d’intrinsèque à ce que nous appelons « humanité », et ce que révèlent les interstices de ces concepts, une fois entrechoqués et soumis à la question, en une démonstration de grand art « hard science » qui demeure de bout en bout une aventure spatiale passionnante.

L’excellente chronique de Patrick Imbert dans Bifrost est ici, celle de Jacques Baudou dans Le Monde est ici.

Pour acheter le livre chez Charybde, c’est ici.

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Style: "Neutral"

Style: « Neutral »

À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

Discussion

6 réflexions sur “Note de lecture : « Vision aveugle » (Peter Watts)

  1. peter, you are a fucking good teller . un putain de lecteur gaulois ;;;
    thierry levron te salut!!!!

    Publié par Thierryl Levron | 22 août 2016, 01:05

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