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Notes de lecture 2014

Note de lecture : La trilogie des Rifteurs (Peter Watts)

L’océan profond, opportunité salvatrice et menace redoutable.

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Trilogie des Rifteurs

Publiés en trois tomes (le dernier lui-même découpé en deux parties) entre 1999 et 2004, traduits en français entre 2010 et 2012 par Gilles Goullet, les premiers romans du Canadien Peter Watts forment une trilogie, un roman unique de 1 500 pages suivant sur quelques années d’un futur proche à la fois cohérent et légèrement baroque le destin d’une « rifteuse », humaine génétiquement modifiée pour le travail en plongée à très grande profondeur (4 000 m), indispensable à l’exploitation géothermique des grandes dorsales océaniques (les « rifts » en anglais), lieux où le choc lent des plaques tectoniques sous l’océan engendre de puissants courants chauds susceptibles de fournir l’énergie dont le monde commence désormais à cruellement manquer. En essayant de ne pas dévoiler de rebondissements ni de surprises, disons néanmoins que deux autres personnages-clé accèdent au fil des pages au rang de protagonistes principaux, comme on dirait désormais dans les séries télévisées : un autre « rifteur », mystérieux et taciturne, ainsi qu’un « transgresseur », humain également modifié de manière subtile pour assurer avec ses collègues le rôle de « pompier volant », cybernétique et décisionnaire, dans la gestion des crises de toute nature que le monde voit se multiplier depuis quelques décennies.

Cyana-en-plongee

Le Cyana (Ifremer) en plongée.

L’abysse devrait vous clouer le bec.
Le soleil n’a pas touché ces eaux depuis un million d’années. Les atmosphères s’y accumulent par centaines, les fosses pourraient avaler douze Everest sans le moindre rot. On dit que la vie elle-même a commencé au fond des océans. Possible. Sa naissance n’a pas dû être facile, à voir ce qu’il en reste… des créatures monstrueuses, aux formes cauchemardesques façonnées par la pression, l’absence de lumière et les famines chroniques.
Même à cet endroit, l’intérieur de la coque, l’abysse vous pèse dessus comme la voûte d’une cathédrale. Ce n’est pas un endroit où on braille conneries et futilités. Si tant est qu’on parle, on le fait sans élever la voix. Mais ces touristes-là semblent tout bonnement n’en avoir rien à foutre.

Biologiste marin de formation, docteur en zoologie et écologie marine de l’université de Vancouver, Peter Watts déploie une maestria impressionnante pour faire partager au lecteur le fonctionnement des systèmes écologiques océaniques, de leurs caractéristiques biochimiques, et de leur rôle potentiel dans l’évolution de la vie sur Terre.

dorsale océanique

Publiant son premier roman à 40 ans, l’auteur ressuscite curieusement et plutôt joliment un univers authentiquement cyberpunk, peut-être celui des lectures de ses 25 ans, très proche dans sa flottante tenue globale de ceux du « Neuromancien » (1984) de William Gibson ou du « Câblé » (1986) de Walter Jon Williams : états-nations disparus ou réduits à l’impuissance globale (en dehors de la Chine, vaguement présente à l’horizon), monde de pénurie et d’extrême concentration des richesses, monde où le net (devenu le maelström) est devenu largement autonome, monde dominé politiquement par l’économie, avant tout celle des grandes entreprises transnationales, qui consentent à se cotiser pour maintenir en vie quelques agences mondiales chargées entre autres de la sécurité globale et de la gestion des crises écologiques et sanitaires qui se multiplient.

La « trilogie des Rifteurs » n’est pas un roman adroit, et souffre de défauts réels : les longueurs et les répétitions inutiles y abondent, les personnages – à part, et encore, les principaux – y sont bien souvent caricaturaux, la toile de fond est parfois grossière (à la limite toutefois de la farce carrément assumée, notamment du côté des nombreux « private jokes » canadiens et québecois), le politique et l’économique y sont nettement bancals. Mais il a l’immense mérite d’exister, et de prouver largement, en ce début de vingt-et-unième siècle, qu’il est tout à fait possible de puiser au cœur ambitieux de la science en action (très solidement pour ce qui concerne la biologie et la biochimie marines, bien entendu, plus aventureusement lorsque Peter Watts s’attache au darwinisme cybernétique ou aux liens entre conscience, psychologie et chimie) pour proposer une spéculation authentique et entraînante sur les devenirs possibles de l’humanité, et de démontrer ainsi que le pouvoir de la science-fiction, malgré les mauvais augures et les perpétuels enterrements de seconde classe, reste intact et indispensable.

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Starfish

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Starfish US

Publié en 1999, traduit en français en 2010, le premier tome se consacre essentiellement à une équipe de « rifteurs », aux modifications génétiques, chirurgicales et psychologiques effectuées par ARE, la multinationale de l’énergie qui exploite les courants géothermiques de la dorsale Juan de Fuca, à 4 000 m sous la surface du Pacifique, à 300 km de la côte américano-canadienne, et aux complexes et brutaux développements entraînés pour les personnalités par la vie et le travail dans ces conditions extrêmes, même après adaptations physiques et psychologiques : il semble bien que les chercheurs d’ARE aient déterminé que seules des caractéristiques profondément psychopathiques (et en un sens « complémentaires » au sein d’une équipe) pouvaient permettre de résister au confinement bien particulier du travail dans les grands fonds.

Lorsqu’une forme de vie aussi discrète que redoutable, résolument « étrangère » à la biosphère terrestre, confinée qu’elle était aux abysses depuis des millions d’années, se manifeste et accède à la liberté, c’est le début potentiel d’une crise planétaire, permettant à la culture décisionnelle des cadres dirigeants de multinationales de se déployer dans toute sa splendeur, son efficacité et ses ambiguïtés bien réelles, et à l’auteur de préparer le deuxième tome, avec l’introduction dans le processus de certains types d’intelligences artificielles « limitées » mais censées apporter rigueur et objectivité à des arbitrages politiques délicats, et de nous montrer les possibilités de la CSIRA (Complex Systems Instability-Response Agency), sorte de FEMA puissance 10, infiniment plus efficace et plus radicale également.

Des longueurs indéniables, quelques réelles incohérences et caricatures trop rapides, mais un profond pouvoir de fascination par la mise en scène de l’impact de l’abysse sur une communauté humaine bien particulière, et par l’exploration paradoxale et ingénieuse d’une théorie du chaos biochimique.

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Rifteurs

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Maelstrom-Rifters-2-by-Peter-Watts

Dans ce deuxième tome paru en 2001 et traduit en français en 2011, le chaos est déchaîné : la forme de vie surgie de l’abysse, se comportant comme un virus particulièrement redoutable, doit absolument être confinée, quels que soient (ou presque) les moyens et les arbitrages nécessaires.

Alors qu’un tsunami a ravagé la côte ouest du continent nord-américain pour les raisons exposées à la fin du premier tome et que les millions de réfugiés asiatiques parqués depuis des décennies sur les plages de la Californie, de l’Oregon et de l’état de Washington semblent bien devoir être les premières victimes de masse du virus ayant miraculeusement échappé à l’anéantissement dans les profondeurs, une course-poursuite potentiellement mortelle s’engage entre les « gestionnaires de crise » (qu’ils soient simplement cadres dirigeants de multinationales, vaguement tiraillés entre nécessités morales, économiques, sécuritaires et volonté, peut-être, de masquer les responsabilités, ou opérationnels de haut niveau de la CSIRA) et la porteuse sauvage du danger, aidée par un étonnant mouvement spontané et darwinien, passionnant en soi (et l’une des spéculations les plus réussies de Peter Watts dans cette suite), né parmi les innombrables morceaux de codes et de programmes encombrant le maelström issu de l’internet de jadis.

Même si c’est certainement le volume où l’aspect « cowboys et cowgirls cyberpunk en action » est le plus visible, parfois de manière outrée, et si quelques longueurs demeurent, il s’agit néanmoins du meilleur tome des trois, entre un tome d’introduction qui manquait encore un peu de perspectives et un tome de conclusion qui diluera exagérément sa matière.

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βéhémoth

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Behemoth-Rifters-3-by-Peter-Watts

Le troisième tome, paru en 2004 et traduit en français en 2012, offre davantage, au fond, deux grands sursauts plutôt qu’une véritable conclusion, sans doute pas si indispensable, à la trilogie : c’est en tout cas avant tout l’occasion de parcourir les vicissitudes d’une vie organisée sous la mer, à grande profondeur, non plus pour une équipe restreinte de cinq ou six plongeurs triés sur le volet, mais pour un ensemble de cadres dirigeants, de leurs familles et de leurs « serviteurs » (pour reprendre le terme utilisé de fait par Peter Watts), et de peser finement l’ardent chaos psychologique et chimique qu’engendre (ou, a contrario, créé par) le conflit entre devoir, morale, responsabilité et culpabilité au sein de la psyché supérieure et néanmoins dévastée des décisionnaires concentrant, en cas de crise d’ampleur, un pouvoir colossal entre leurs mains, incluant la vie ou la mort de millions de personnes.

Et vous les auriez quand même laissés me recâbler et me transformer en quelqu’un d’autre, me donner des monstres pour parents et m’envoyer au fond de l’eau ?
– … Oui.
– Parce que vous serviez l’Intérêt Général.
– J’essayais.
– Une corpo altruiste, remarqua la rifteuse. Comment vous expliquez ça ?
– C’est-à-dire ?
– Ça va un peu à l’inverse de ce qu’on nous a raconté à l’école, quand on nous a expliqué pourquoi les sociopathes arrivent aux échelons supérieurs de la hiérarchie et pourquoi on devrait tous être reconnaissants que les difficiles décisions économiques du monde soient prises par des gens qui ne sont pas paralysés par leurs émotions.

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La belle lecture de « Starfish » par Org dans Bifrost est ici, et la critique enthousiaste de « Rifteurs » par Philippe Boulier, toujours dans Bifrost, est .

Pour acheter le tome 1, « Starfish », chez Charybde, c’est ici.

Pour acheter le tome 2, « Rifteurs », chez Charybde, c’est ici.

Pour acheter le tome 3, « βéhémoth », chez Charybde, c’est ici.

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Style: "Neutral"

À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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