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Notes de lecture 2015, Nouveautés

Note de lecture : « Orfeo » (Richard Powers)

Sens de la vie et de l’art aux prismes de la musique classico-contemporaine, de la biochimie et de la sécurité intérieure.

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Orfeo

Publié en 2014, traduit en français en 2015 par Jean-Yves Pellegrin au Lot 49 du Cherche-Midi, le dernier en date des romans de Richard Powers (son onzième) réjouira certainement les amatrices et les amateurs de son grand « Le temps où nous chantions » (2003), par cette capacité renouvelée à faire de la musique un exceptionnel point d’entrée dans le monde et, quelque peu paradoxalement, dans l’histoire contemporaine, et offrira à toutes et à tous un excellent canal pour s’introduire dans son oeuvre, par un angle fort différent et sans doute plus puissant que celui proposé par le déjà très bon « Gains » (1998), dernière traduction en date en français, en 2012, et son regard acéré sur le capitalisme industriel américain, puis mondialisé, du XXème siècle.

Peter Clement Els est l’exceptionnel héros, désormais vieillissant, de ce roman. Tôt pénétré de la magie intime de la musique, formidablement doué, il est devenu, très jeune, compositeur de musique classico-contemporaine, émule d’Arnold Schönberg, d’Olivier Messiaen, d’Edgar Varèse ou de John Cage, voué aux expérimentations toujours plus radicales, souvent cultissimes, et abonné à l’obscurité et à l’absence de reconnaissance de la part du public.

Acteur et spectateur de l’intense vague de tentatives d’invention artistique des années 1960 et 1970, il a assisté, marginalisé, à la lente et puissante « normalisation » des années 1980 et 1990. Dispensé de « travail » par un héritage inattendu, il s’est tourné vers des recherches personnelles et divers enseignements plus ou moins bénévoles.

Dans ces années 2010 troublées par, notamment, la « guerre à la terreur », il s’est tourné vers une nouvelle frontière esthétique et musicale : non pas la musique des sphères, mais celle des molécules, des bactéries et des doubles hélices d’ADN, se dotant d’une panoplie complète de bricoleur génétique du dimanche.

Orfeo US

Une ouverture, donc :
Des lumières flambent aux fenêtres d’une maison de style Craftsman dans un quartier sage, tard un soir de printemps, en l’an dix du monde altéré. Des ombres dansent sur les rideaux : devant des étagères chargées de verrerie, un homme travaille tard, comme tous les soirs de cet hiver. En tenue civile, équipé de lunettes de protection et de gants d’examen en latex, il voûte son corps, comme un Giacometti en prière. Une longue frange de cheveux gris encore drus lui tombe sur les yeux.
Il étudie un livre posé sur la paillasse encombrée d’instruments. Dans une main : une pipette à simple canal, effilée comme une dague. D’une minuscule fiole réfrigérée, il tire un liquide incolore, pas plus qu’un syrphe n’en extrait d’une pousse de monarde. La perle glisse dans un tube aussi menu que le museau d’une souris, dose si infime qu’il ne peut être certain de sa présence. Ses mains gantées tremblent quand il expédie à la poubelle l’embout usagé de la pipette.
D’autres liquides se déversent des béchers dans le mini cocktail : amorces d’oligonucléides destinées à déclencher la magie ; polymérase thermorésistante servant de catalyseur ; nucléotides qui forment les rangs comme des conscrits au clairon de cinq heures, à raison de mille liaisons par minute. À la manière d’un cuisinier amateur, l’homme suit la recette imprimée.
La solution passe dans le thermocycleur pour vingt-cinq cycles de fluctuations en dents de scie, du frémissant au tiède. Deux heures durant, l’ADN fond et recuit, s’empare des nucléotides en suspension et se dédouble à chaque boucle. De quelques centaines de brins, vingt-cinq dédoublements tirent plus de copies qu’il n’y a de gens sur terre.
Dehors, les arbres en bourgeons se plient aux caprices d’une brise légère. Une vague d’engoulevents récalcitrants écume l’air à la recherche d’insectes. Le bricoleur en génie génétique tire de son incubateur une colonie de bactéries et la dépose sous la hotte à flux laminaire. Il agite le flacon de culture et distribue les cellules libérées sur une plaque microtitre à vingt-quatre puits. Celle-ci est placée sous un microscope, facteur 400. L’homme applique son œil à l’oculaire et voit le monde réel.
À côté, quatre membres d’une même famille regardent le dénouement de Danse avec les stars. À une maison de là, plus au sud, la secrétaire de direction d’une société immobilière semi-criminelle organise la croisière marocaine de l’automne prochain. Par-delà le duo des jardins, au lit avec leurs tablettes luminescentes, un analyste de marché et sa femme enceinte, une juriste, font des parties de hold’em sur des sites étrangers et libellent les photos d’un cyber mariage. La maison d’en face est plongée dans le noir, en l’absence de ses propriétaires partis toute la nuit pour une veillée de guérison par la foi en Virginie-Occidentale.
Nul ne se méfie du vieil homme tranquille et bohème dans sa Craftsman, au 806 South Linden. C’est un retraité, et à la retraite on se livre à toutes sortes de passe-temps. On visite le berceau des généraux de la guerre de Sécession. On s’exerce à l’euphonium. On s’initie au tai-chi, on collectionne les pierres de Petoskey sur les photographies de formations rocheuses à visage humain.
Mais Peter Els ne veut qu’une seule chose avant de mourir : s’affranchir du temps et entendre la musique du futur. Il n’a jamais rien voulu d’autre. Et vouloir cela, en cette soirée tardive, par ce printemps d’une douceur perverse, semble au moins aussi raisonnable que vouloir quoi que ce soit.

Richard Powers-Orfeo jacket

Une décision impulsive et malencontreuse (dans une vie qui, par ailleurs – on le verra, n’en manque pas) : appeler le 911 lorsque sa vieille chienne succombe à une crise cardiaque… Les deux policiers en patrouille, intervenus sur place, saisis par l’ample matériel de biochimie détenu par le musicien, avertissent la Sécurité Intérieure américaine, et lancent ainsi un gigantesque et tragique malentendu, auquel Peter Clement Els ne trouve à répondre que par la cavale.

On ne racontera ni cette cavale, ni son aboutissement : au-delà du suspense entretenu quant aux modalités et à l’issue de cette fuite sans doute pas si irrationnelle que cela, la lectrice ou le lecteur se délectera de l’occasion fournie, à coups de superbes flashbacks, de revisiter ainsi une vie, dans toutes ses dimensions, et le demi-siècle dans lequel elle s’inscrit.

Propre et repu, Els ne manquait de rien, sinon de sommeil. Mais le sommeil ne voulait pas venir. Comme on fait les poubelles, il fouina dans les affaires de ses bienfaiteurs inconnus, à la recherche d’une distraction. Les magazines abondaient – vieux numéros du Smithsonian et de Nature et Pêche – ainsi que quelques exemplaires épars d’offres plus spécialisées. Il semblait qu’on pût faire suivre n’importe quelle chaîne de mots du terme magazine – Horloges d’Aujourd’hui Magazine, Équilibre du Carbone et Holocéphales thoraciques Magazine – et parvenir encore à un produit qui n’attendait qu’un groupe de discussion ad hoc pour bénéficier d’un tirage.
Impossible de lire. Els ne pouvait s’autoriser que la musique. Dans le séjour, des étagères soutenaient une soixantaine de boîtiers de CD – disques pour la route, abandonnés là, dans cette maison de vacances, à côté d’un jeu de Parcheesi et de livres de questions-réponses au papier moisi. Exemplaires très abîmés des Verve Songbooks d’Ella Fitzgerald, They Might Be Giants, Sonic Youth, de Nirvana et Pearl Jam, un soupçon d’emo, des albums de Wilco, Jay-Z, les Dirtbombs, les Strokes et Rage Against the Machine. Il fut un temps où devant cette prolifération de genres musicaux, Els se serait recroquevillé dans un coin en brandissant le bouclier de la Missa Solemnis. À présent, il lui fallait de l’inquiétude et du rêve courroucé, du style et de la distraction, autant d’impitoyables nouveautés que pouvait encore en fournir l’industrie vieillissante des produits pour la jeunesse.

Richard Powers

Richard Powers

Riche en morceaux de bravoure de toute nature (le moindre n’étant pas le récit exceptionnel, d’après le « Et Messiaen composa… » de Rebecca Rischin, de la création du « Quatuor pour la fin du temps » d’Olivier Messiaen, dans un stalag silésien de 1941), « Orfeo » est peut-être avant tout le grand roman d’une vie, considérée non comme une course de côte ou de char à voile, mais comme une somme accumulée, gigantesque, de micro-choix, d’occasions réussies ou ratées, de sentiers qui bifurquent sans cesse, de rencontres amicales et amoureuses essentielles qui ne sont pourtant que rarement « correctement » pesées, sans que le filtre auquel se juge le « succès » ne soit jamais explicite que bien a posteriori.

En exploitant avec une verve inouïe le canal a priori incongru de la musique classico-contemporaine (comme en un bel écho, d’ailleurs, au narrateur du « Musée de l’inhumanité » de William Gass), Richard Powers nous offre un parcours tonique, stimulant, parfois quelque peu vertigineux, tout au long d’une lancinante interrogation sur le sens personnel d’une vie, sur la place d’un être dans le monde, sur le rôle restant réellement aujourd’hui dévolu à l’art, dès qu’il quitte le terrain de la consommation et de la distraction organisé par l’industrie de l’ « entertainement » dans presque tous les domaines, sur l’organisation réciproque de l’humain, du politique et de l’esthétique. Roman ambitieux s’il en est, que l’écriture de Richard Powers parvient à nouveau à habiller d’une délicate légèreté et d’un humour toujours aussi décapant.

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À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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