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Notes de lecture 2014

Note de lecture : « Père des mensonges » (Brian Evenson)

Sanglante psychanalyse d’un pasteur américain : fantasmes à mettre à jour ou réalités atroces à couvrir ? Décapant.

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pères des mensonges

Publié en 1998, et traduit en français en 2010 par Héloïse Esquié au Lot 49 du Cherche-Midi, le premier roman de Brian Evenson justifiait d’une certaine façon, a posteriori, les craintes de l’Église des Saints des Derniers Jours (la principale église mormone) qui l’avait menacé d’exclusion à la parution de son premier recueil de nouvelles, « La langue d’Altmann », et l’avait conduit à quitter son poste d’enseignant à l’université confessionnelle Brigham Young.

Au sein d’une communauté locale de la fictive église du Sang de l’Agneau, un pasteur respecté de ses ouailles et de sa hiérarchie, pour sa piété et son obéissance, Eldon Fochs, est conduit à consulter un psychanalyste pour des rêves troublants, dont les manifestations nocturnes ont fini par inquiéter son épouse. Parcourant d’abord les notes de séance et le rapport du Dr Feshtig, ainsi que les échanges de courriers entre son supérieur et les autorités ecclésiastiques, qui semblent  – on ne sait trop initialement pourquoi – vouloir se procurer ces documents à tout prix, le lecteur sera ensuite exposé à ce qui ressemble fort aux monologues intérieurs du « patient », jusqu’à l’inévitable dénouement, potentiellement horrible et néanmoins confondant de justesse.

L’immixtion dans les méandres de la pensée de psychopathes, réels ou supposés, fût-ce celle de pédophiles meurtriers, a déjà été proposée avec brio dans la littérature contemporaine, ne serait-ce que dans les remarquables « Un tueur sur la route » de James Ellroy ou « Zombi » de Joyce Carol Oates. Brian Evenson s’acquitte de cet exercice avec un sang-froid redoutable et subtilement inquiétant, mais le couronne d’une analyse particulièrement décapante sur les mécanismes, psychologiques, sociaux ou organisationnels qui peuvent conduire une institution, et tout particulièrement une église, à développer d’abord et avec force le réflexe de « couvrir » les agissements potentiellement repréhensibles de son clergé (quel que soit le nom sous lequel il pratique), questionnement plus que jamais contemporain à une époque où les religions de tous côtés laissent rarement s’écouler un mois entier sans que quelque scandale à caractère pédophile ne les ébranle, avec plus ou moins de vacarme ou d’étouffement, précisément.

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Ajoutons que Brian Evenson manie ses instruments chirurgicaux avec la précision, le doigté et l’infernale capacité de pénétration que l’on est en droit d’attendre du nouvelliste acéré de « La langue d’Altmann » et de « Contagion », notamment, et du traducteur américain d’artistes de la langue française tels Antoine Volodine, Claro, Christian Gailly ou Éric Chevillard, maniement formidable pour notre plus grand régal de lecteur.

« EN MATIÈRE DE CONCLUSION
J’arrive au bout des informations qui me sont disponibles pour l’instant. Avant de tirer autre chose que des conclusions hypothétiques, je veux en apprendre davantage sur Fochs. Dans la mesure où Fochs a soudainement rompu ses interactions avec moi à un stade que j’estimais très productif, l’analyse me semble incomplète.
À première vue, Fochs fait l’effet d’un homme ordonné et bien adapté. Cependant, en reprenant mes notes et en réécoutant mes bandes, j’ai la surprise de m’apercevoir que certaines déclarations qui m’avaient paru convaincantes me semblent désormais pleines de duplicité. Fochs est un cas plus complexe qu’il paraissait au départ.
Il semble capable de se comporter de façon opérationnelle dans sa société, mais il est clair que ses troubles du sommeil font partie d’une pathologie à la fois profondément enracinée et très complexe.
Je demeure convaincu, pour l’instant, que Fochs souffre principalement de trouble dissociatif NS. Cependant, il présente suffisamment d’autres symptômes pour suggérer d’autres possibilités, et par conséquent je considère cela comme un diagnostic partiel.
Je suis convaincu également qu’au moins quelques-uns des symptômes que m’a décrits Fochs, même si c’est loin d’être le cas de tous, sont factices, et qu’il m’a par moments volontairement induit en erreur. »

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« – Alors les pensées vous disent que vous n’êtes pas digne d’être doyen parce que les doyens n’ont pas ce genre de pensées mais en même temps elles ne sont apparues qu’après que vous êtes devenu doyen ?
– Oui, je dis, même si ça fait bizarre lorsqu’il le formule de cette manière.
– Elles ne se sont pas manifestées avant que vous deveniez doyen ?
– Avant ? Jamais.
Il note quelque chose sur un bloc.
– Qu’entendez-vous par déplacées ?
– Vous savez bien. Des pensées inconvenantes.
– Qu’est-ce qui les rend inconvenantes ?
Il y a des gens qui ont toujours besoin qu’on leur fasse un dessin, on dirait. Je me demande comment un individu ordinaire réagirait à sa question, puis feins l’embarras, comme si j’hésitais à parler.
Je m’aperçois que je n’ai pas suffisamment réfléchi à la meilleure manière de procéder. Je marmonne des réponses évasives jusqu’à ce qu’il dévie sur un autre sujet. Il m’interroge sur mes parents, mais je sais qu’il n’est pas question de lui dire la vérité. Je commence à m’inventer une famille, la famille que j’aurais aimé avoir quand j’étais petit. Ça continue pendant un moment jusqu’à ce que je craigne d’aller trop loin dans mes fabulations pour être capable de m’en souvenir. Je cesse de répondre ou reste dans le vague bien qu’il continue de me sonder. Il finit par s’arrêter, m’examine attentivement.
– J’aimerais essayer une approche non orthodoxe, dit-il. »

Ce qu’en dit fort intelligemment Anne-Françoise Kavauvea sur son blog est ici.

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À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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