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Notes de lecture 2023, Nouveautés

Note de lecture : « À un étage près » (Jérôme Baccelli)

Dans une monstrueuse tour de multinationale, quatre marginaux malgré eux du management à outrance inventent à leur corps défendant un interstice onirique et pourtant tout à fait réaliste. Une parenthèse enchantée, caustique et poétique dans la brutalité corporate déchaînée.

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Elisa Vallonne avait la phobie des ascenseurs. Elle s’était réveillée de matin-là à onze heures et demie passées, ce qui ne lui arrivait jamais. En tâtonnant jusqu’à la douche bouillante elle se souvint du cauchemar dont elle venait juste de se libérer : au sommet d’une gigantesque tour de verre, dans une minuscule cabine aux parois gris métallisé dépourvue de porte, le manager des ressources humaines qu’elle avait rencontré la veille baissait la braguette de son pantalon, en sortait un petit pénis prétentieux ; heureusement, le plafond s’ouvrait et un inconnu en costume bleu la sauvait. Elle repassa hâtivement son tailleur et son pantalon noirs, son chemisier blanc, qui exhalaient une même odeur de sueur et de stress accumulée par des années d’entretiens d’embauche ou d’évaluation de performances. Lorsqu’elle fut prête elle effectua un tour de sa chambre d’hôtel, se força à patienter, à regarder s’effacer l’empreinte de ses pieds nus sur le dallage de la salle de bains, puis ferma la porte et prévint la secrétaire par téléphone :
– Désolée. Les embouteillages…
Dans le petit hall du bâtiment où avait lieu l’entretien nul ne trouva suspect qu’elle préfère emprunter l’escalier plutôt que l’ascenseur. Lorsqu’elle atteignit le cinquième elle put discrètement récupérer son souffle en suivant la secrétaire, priant pour que l’air conditionné vienne à bout de sa sueur coupable et la rende aussi impalpable, aussi abstraite, aussi inodore que les bureaux paysagers qu’elle traversait. Mais le souvenir de son cauchemar se raviva lorsque dans la salle de réunion la main molle du manager de la DRH se glissa dans la sienne : peut-être pendant leur précédente entrevue cette main avait-elle frôlé sa cuisse, et s’était-elle attardée une milliseconde de trop le long de sa hanche. Tandis qu’il décrivait le protocole de cet ultime entretien Elisa l’inspecta du coin de l’œil.
Il avait cette laideur des aigris, des gens repoussants depuis des générations. Ses jambes vulgairement écartées devant elle soutenaient un petit torse, surmonté d’une tête encore plus petite, carrée et blonde, comme celle d’un méchant robot de La Guerre des Étoiles, et la veille déjà Elisa avait trouvé curieux que tous ses membres soient articulés autour d’un pénis invisible et non, comme chez l’araignée ou le crabe dont il avait la morphologie, autour de la tête. Puis elle sursauta : du téléphone à haut-parleur sortait une voix d’homme nasillarde, inconnue, qui donnait le vertige. À la première voix se mêlèrent d’autres voix d’hommes tout aussi nasillardes, qui l’assaillirent de questions sur le poste qu’elle occupait, pendant que le manager prenait fébrilement des notes sur un cahier d’écolier dont il s’assurait avec dextérité qu’elle ne pouvait voir le contenu.
Brusquement les questions s’arrêtèrent et le silence fut complet. Elle ignorait si l’entretien était terminé ou non, mais elle crut entendre une respiration lente, comme si par erreur on avait oublié de raccrocher. Tandis que l’homme de la DRH continuait à écrire avec inspiration, Elisa détourna son attention du haut-parleur, son regard flotta sur le quartier financier, sur ses gratte-ciel au loin, puis s’attarda sur un individu qui venait de sortir de la station de métro. L’homme, petit, chauve et moustachu, se dirigeait vers la plus grande tour des environs, lentement, de plus en plus lentement, comme sous l’effet d’une gravitation inverse. Elisa observa son reflet légèrement déformé dans les vitres teintées des immeubles qu’il longeait, reflet qui se réverbérait et se répétait à l’infini de façade en façade. Soudain, sans raison apparente, l’homme s’arrêta au milieu du trottoir, releva la tête en direction de la vitre opaque, et sembla la regarder à travers. Il portait un costume bleu, bleu pétrole, comme l’inconnu qui l’avait sauvée dans son cauchemar.
– Chinois ou italien ?
– Pardon ?
– Vous êtes libre à déjeuner j’espère. Chinois ou italien ? répéta le manager.
Dans le haut-parleur la respiration avait enfin cessé, la ou les personnes avaient dû raccrocher, et en bas l’immense tour de verre avait avalé le petit homme en costume bleu pétrole.

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Cela pourrait bien entendu se passer à La Défense, mais aussi bien dans n’importe quel quartier d’affaires ouest-européen (ou même d’ailleurs) où le déchaînement de talent architectural et de mégalomanie légèrement phallique n’a d’égale que la déshumanisation profonde qui refuse d’y dire son nom. Dans une gigantesque tour de multinationale, une technicienne entre deux âges dont le poste doit évoluer, un puissant cadre supérieur venant d’apprendre sa mise à la retraite anticipée, un jeune ex-espoir venant d’être licencié et un gourou surefficace des très hautes cimes corporate, parce qu’ils partageaient le même ascenseur dans un moment de flottement pour eux plus ou moins explicable, basculent dans un interstice impensable de l’univers de leur entreprise en particulier et du monde des affaires en général. Que faire alors de cette si mystérieuse parenthèse enchantée, qui semble nier les réalités ancrées en eux par leurs années, courtes ou longues, de labeur (plus ou moins bien rémunéré) au service du capital encore et toujours triomphant, qui semble les inviter à autre chose, encore indiscernable, et qui sollicite le cœur fragile de leur humanité toujours un peu plus en voie d’effacement ?

C’est en ouvrant la porte de la salle de réunion Nelson-Mandela que Josh Koplovski comprit. Il était midi quinze, ils étaient tous là, ou à peu près, le nez dans leur téléphone en train de vérifier le score du match ou de faire leurs emplettes en ligne : une douzaine de collaborateurs, rassemblés autour de la longue table ovale, grignotant un biscuit d’apéritif, tenant une canette de bière enveloppée d’une serviette en papier ou un verre en plastique rempli au tiers de vin rouge. Sur le buffet, deux bouteilles de cabernet étaient débouchées. Quelqu’un hurla « Hourra au retraité ! » et Koplovski réalisa que c’était à lui que l’on venait de s’adresser. Tous ces gens étaient là pour lui. Il comprit aussi pourquoi la secrétaire de Pellegrini avait laissé en blanc dans son invitation le sujet de cette mystérieuse réunion.
Il lui fallut quelques secondes avant de remarquer la photo, qui devait dater d’au moins dix ans, le montrant souriant à son bureau dans ce même costume bleu pétrole qu’il portait à cet instant. Sans doute était-ce Pellegrini qui l’avait choisie. L’image, peu flatteuse, floue, affichée grâce à un projecteur à même le mur blanc, occupait tout l’espace et criait son silence, comme si l’on honorait un mort. Sur la table était posée une énorme gerbe de fleurs, couchée sans même un pot pour la soutenir. Qu’allait-il faire d’un bouquet ? Dans cet air climatisé, sans eau, ces fleurs étaient condamnées à se flétrir, surtout les lilas, il avait l’impression qu’ils s’étaient déjà racornis et commençaient à perdre leurs couleurs. Leslie, qui aimait tant les fleurs, aurait su quoi faire.
Il tenta de gagner le buffet pour se servir du cabernet, mais la petite foule s’était regroupée entre la table et la porte : son manager venait de faire son entrée. S’efforçant de donner l’illusion d’une saine camaraderie entre les deux hommes, Pellegrini fendit le groupe et vint le prendre par l’épaule en poussant de grands éclats de rire, mentionnant un projet oublié, un acronyme obscur, des anecdotes tristes à pleurer. Lui pensait à ce bouquet : quelqu’un devait s’occuper de ces fleurs, les plonger dans l’eau.
– Il paraît que vous partez aux Antilles ? Quelle île ?
Puis, ayant apparemment décidé que l’on avait assez attendu, Pellegrini prit la parole : sans notes, avec une diction parfaite, le directeur dressa de Koplovski un portrait lavé de tous ses défauts, mais d’une telle façon que, au lieu de vanter les compétences de l’intéressé, le résumé de son curriculum vitae (dont la version PDF avait remplacé la photo floue sur le mur) suggérait à quel point son pouvoir s’était amoindri en trente-cinq ans de carrière. Lorsqu’il travaillait pour Microsoft dans les années quatre-vingt, Koplovski avait encadré une équipe de programmeurs, puis chez Dell une chaîne de production hardware pour un microprocesseur en vogue. Mais depuis son arrivée dans le groupe Maxa il n’encadrait plus grand-chose d’autre que l’écran de son ordinateur. Pellegrini omit de mentionner que les sept dernières années son titre n’avait pas changé, et qu’au matin tout le département était au courant de la mise à la retraite anticipée de Joshua Koplovski sauf l’intéressé. Un sourire narquois au coin de ses lèvres trahissait l’ampleur de sa victoire sur l’employé qui lui avait tenu tête.

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Unknown

Comme dans le mélange explosif de science physique, d’art abstrait et de finance automatisée de « Aujourd’hui l’abîme » (2014), dans la disparition mystérieuse d’un cadre dirigeant bancaire de « Carrières de sable » (2016), ou dans l’étonnante combinaison d’espionnage échafaudée sous le signe cabalistique de Saint-John Perse de « Ici ou là-bas » (2019), Jérôme Baccelli poursuit avec ce sixième roman, publié au Seuil en janvier 2023, son exploration de l’illusion et du vide qui habitent avec ténacité notre contemporain, en changeant à nouveau l’angle et la focale de son incursion. Consultant international en télécommunications lorsqu’il n’écrit pas, l’auteur appartient au club somme toute restreint de celles et ceux qui peuvent nous donner à voir de l’intérieur les innombrables fractures de la mondialisation heureuse, les pièges de moins en moins faciles à dissimuler de l’efficacité-reine et les limites atteintes désormais par un monde froid si rétif à la poésie de l’inutile.

S’il ne cherche pas à pousser aussi loin que le Grégoire Courtois de « Les agents » la logique jusqu’au boutiste du travail en culture intensive (et non pas élevé en plein air) et du bullshit job analysé par David Graeber, Jérôme Baccelli nous offre une fois de plus une piste alternative et curieusement poétique au règne de la peur engendrée massivement par le capitalisme tardif (celle-là même qui hante si magnifiquement le travail d’Hugues Jallon, de « Zone de combat » en 2007 à son tout récent « Le capital, c’est ta vie »), pour construire ici une nouvelle et robuste variation, par un chemin bien différent de celui emprunté par la Céline Minard de « Le grand jeu » (2016), du formidable signe indien que peut être le « Mont Analogue » de René Daumal, boussole poétique s’il en est, à réinventer de notre mieux pour ces temps incertains.

Il était huit heures deux, dans l’étroit bureau sans fenêtre l’analyste junior se tenait bien droit sur sa chaise. Au lieu du smartphone de circonstance, ses larges mains enserraient un bloc-notes ouvert à une page vierge en haut de laquelle il avait inscrit la date, le nom et le titre de la collègue assise en face de lui. Seul le sujet de la réunion avait pour l’instant été laissé blanc.
Il le resterait : au lieu de la promotion et des louanges tant attendues, une dame blonde légèrement obèse en jean et en T-shirt au logo #MeToo lui apprit que la direction avait décidé de se priver de ses services.
– Pourquoi ? demanda-t-il d’une voix atone.
– Pour incompétence.
L’analyste junior dut enfoncer ses ongles dans ses cuisses pour ne pas céder à un étourdissement. Les variables de calcul, les propositions, les acronymes énoncés l’asphyxiaient. Il lui était de plus en plus difficile de suivre le cours de l’entretien – ainsi, le cours d’un rêve ou d’un mensonge est plus difficile à suivre que celui de faits réels. Il approuva de lents mouvements de tête réguliers pendant qu’elle le priait de signer divers documents liés à la procédure de licenciement, et une fois l’entretien terminé serra très poliment la main tendue, ouvrit la porte, traversa le couloir, ouvrit une autre porte au hasard. Un groupe disparate y célébrait un pot de départ, il se força à aller se verser un grand verre de jus d’orange qu’il but d’un trait. Il tendait la main alentour à l’aveuglette en déclarant : « Salim Fazell, Marketing-Finance. » Il contempla les épaules fines, le cou et les cheveux blonds d’une jeune femme qu’il connaissait de vue, être à la fois insaisissable et irréel dont le tailleur gris-bleu virevoltait entre les groupes. La légèreté, l’élégance et l’indéfinissable tristesse de ce visage lui rappelèrent cette tour de verre dans laquelle il avait passé le plus clair de ses semaines et de ses week-ends treize mois durant. Il éprouva le besoin d’aller lui parler, sentant confusément qu’elle et elle seule pouvait le sauver. De quoi, il l’ignorait encore, tout au moins ne se l’était-il pas encore avoué. Dès qu’il marcha vers la jeune femme celle-ci fut happée par un collègue plus beau, plus grand, plus blond et plus blanc, et Salim se replia sur un sexagénaire en costume bleu pétrole qui avait l’air complètement dépassé. Après avoir échangé deux trois mots, il sortit de la salle de réunion, cachant sous le bras son bloc-notes où étaient inscrits de sa propre main en majuscules les termes coupables de son licenciement, et regagna les ascenseurs d’un pas lourd, saccadé. Une fois la cage devant lui – ce concept de cage lui arracha un sourire – il constata qu’il ne savait pas encore où il allait, il savait simplement qu’il devait monter très haut, le plus haut possible. Il resta immobile pendant un bon moment. Une sourde contradiction pesait sur la somme de ses émotions, un paradoxe d’une infinie beauté qu’il situa aux origines de la condition humaine. Il devait être quatorze heures, un carillon retentit, l’ascenseur le plus à droite ouvrit ses portes et ce ne fut qu’après y avoir pénétré que Salim sut qu’il allait se rendre sur la terrasse de la tour, traverser la petite piste déserte de l’héliport, et enjamber la corniche nord-ouest en aplomb de l’esplanade. Avec un peu de chance Pellegrini le verrait tomber aux alentours de quatorze heures dix, depuis le café où le cadre allait toujours prendre un cappuccino après déjeuner. Dans l’ascenseur il releva les yeux vers les derniers êtres vivants qu’il allait côtoyer pendant le bref restant de sa vie : l’homme auquel il avait parlé quelques minutes plus tôt, qui tenait un énorme bouquet multicolore dans la main, et une femme un peu forte aux jolis yeux verts et aux beaux cheveux bruns bouclés. Il décela une odeur âcre de transpiration, pas désagréable.

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À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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