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Notes de lecture 2022

Note de lecture : « Le bonheur fou » (Jean Giono)

Dans l’affrontement entre le Piémont-Sardaigne et l’Autriche, pour « libérer » la Lombardie, Angelo Pardi, le « hussard sur le toit », déploie son essence et son existence à sa manière bien spécifique, ravissante et inactuelle. Un régal et un rêve, servis par la langue de Giono à son sommet d’ironie.

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RELECTURE

Bonheur fou

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« Maintenant, en avant ! dit Angelo.
– Tu me mets dans une drôle de situation, dit Giuseppe. Toi tu t’en fiches, tu es noble, mais moi je sais qu’une révolution doit passer par la filière. »
Ils étaient en manteaux longs tous les deux et ils remontaient la via San Paolo sous la pluie. Il était dix heures du soir.
Ils longeaient des maisons basses et des murs de jardins. Les réverbères étaient très loin les uns des autres et brouillés par la pluie. Une venelle coupait la rue à angle droit. À cinquante mètres à gauche, dans cette venelle, il y avait les gabelous et les soldats. La sentinelle toussait dans sa guérite. Par la fenêtre du corps de garde on voyait bouger sous la lampe des dolmans rouges.
« Ce sont des chasseurs à pied ce soir, dit Giuseppe. Ils seraient ravis de fourrer au bloc un colonel de hussards. Je n’ai pas l’impression qu’ils aimeront beaucoup nos chapeaux à la calabraise. On a dû leur parler de Milan dans les consignes.
« Qui va là ? » dit la sentinelle.
Tout de suite après elle cria : « À la garde ! » paisiblement mais avec une fort belle voix.
Angelo et Giuseppe se dissimulèrent dans l’embrasure d’une porte cochère.
Angelo était impressionné par l’odeur des jardins. « Les soldats ne tireront pas, se dit-il. Ce n’est pas encore le moment des idées larges. »
En s’appuyant contre le vantail, il sentit que le portillon n’était pas fermé au loquet et qu’il cédait. Il fit un pas en arrière et entra dans un large couloir qui sentait l’oignon germé et le harnais. Giuseppe se glissa près de lui.
Angelo frappa à une porte encadrée d’un rai de lumière. Elle s’ouvrit tout de suite. Il désigna d’un signe de tête la rue où les soldats faisaient pas mal de bruit.
« Entrez », dit l’homme.
Sous la lampe, une jeune fille assez jolie retenait son souffle et ouvrait de grands yeux.
« Je vais à Milan, dit Angelo.
– Vos manteaux, dit l’homme. J’ai le droit d’avoir des amis. D’ailleurs les soldats n’entrent jamais ici. Ma fille les intimide. »
Les soldats parlaient fort dans la rue.
« Ils sont nerveux, dit l’homme. Tout à l’heure, il est venu un type avec un couteau. Il a écorché la main d’un sergent. Les nouvelles sont bonnes, alors, tout le monde est un peu excité. »
Angelo regardait la jeune fille qui reprenait haleine. « Voilà le visage que devraient porter les monnaies d’une république », se dit-il.
« Savez-vous si on a relâché le comte Battaglia ? demanda l’homme.
– Nous ne savons rien, dit Giuseppe, mais, toi qui es cul et chemise avec un corps de garde, tu en sais peut-être plus ?
– J’en sais à peine de quoi faire le gros dos, dit l’homme.
– Et pour un florin sarde, peut-être en or, qu’est-ce que tu saurais faire ?
– Beaucoup de choses, monsieur, surtout si, comme vous dites, il est en or.
– La clef des champs, par exemple ?
– Facile. Je sais où elle est pendue.
– Montres-en un bout, dit Giuseppe en alignant trois pièces d’argent sur la table. On verra si on achète le reste.
– J’ai une porcherie à cent mètres, de l’autre côté des murs, et un petit chemin privé qui part du bout de mon jardin. Vous prenez un seau de chaque main. Je vous accompagne avec la lanterne. Ça se fait ouvertement. Rien ne m’empêche d’employer du monde pour aller donner aux cochons.
– Tu en emploies beaucoup ?
– Encore assez.
– Les soldats savent qu’on passe par chez toi ?
– Ils ferment les yeux. J’ai des amis.
– Je n’aime pas beaucoup les amis qui changent tous les soirs.
– Je leur graisse la patte.
– Je préfère, dit Giuseppe. Donne un florin, dit-il à Angelo, et viens.
– Attendez que j’allume la lanterne.
– Ne te dérange pas, dit Giuseppe. Tu es payé. On ne fraude plus, on est des clients. Tant vaut qu’on passe carrément par le corps de garde.
– Le fait est que c’est plus simple, dit l’homme, et que vous ne risquez rien. Dites que vous m’avez vu, mais, motus sur le florin. Le tarif, c’est deux écus et je n’ai presque pas de « gratte ». Excusez-moi si j’ai parlé des seaux, dit-il en les raccompagnant à la porte cochère. Bonne révolution, messieurs ! »
« Cette jeune fille effrayée était l’image même du peuple, se dit Angelo, mais voilà encore un coquin et ils m’en imposeront toujours. »
« Je t’ai évité la porcherie, dit Giuseppe. Je te mène à travers les soldats et je dépense généreusement ton argent. Tu dois m’aimer ce soir.
– Marche. On verra, dit Angelo. Je pense à cette jeune fille. Elle retenait son souffle comme notre liberté.
– Elle retenait son souffle comme on rempaille les chaises, dit Giuseppe. C’était son gagne-pain. »
Ils passèrent la barrière sans difficulté après avoir dix deux mots à la sentinelle.

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Quelques années après avoir dû se réfugier quelque temps en Provence (et y vivre les événements, entre exil forcé, épidémie de choléra et amour fou resté un temps platonique, qui donnèrent lieu, moyennant quelques ajustements internes, à « Angelo » et au « Hussard sur le toit », vers 1836-1840), Angelo Pardi, toujours jeune colonel piémontais de cavalerie issu d’une noble et influente famille turinoise, toujours aussi engagé dans les menées révolutionnaires visant notamment à secouer le très réactionnaire joug autrichien sur l’Italie du Nord, se retrouve pris au cœur des événements de 1848, lorsque les soulèvements populaires en Sicile, à Naples et à Rome font office de déclencheur au Nord, entraînant à la fois l’insurrection à Milan et dans certaines villes plus modestes du royaume lombardo-vénitien géré par l’Autriche, et la déclaration de guerre à la puissance occupante par le roi Charles-Albert de Piémont-Sardaigne. Naviguant de courrier secret en mission auto-attribuée, Angelo parcourt cette campagne militaire et révolutionnaire en franc-tireur alerte, tout en étant conduit, inexorablement, à la résolution dramatique de certaines contradictions politiques (dont un long prologue parmi les filières à l’étranger des carbonari, prologue dont Angelo était tout à fait absent puisque se passant vingt à vingt-cinq ans plus tôt, nous offrait les racines délétères), familiales et intimes qui le hantaient depuis longtemps, souvent à son insu et tout à son honneur.

Il était impossible de se montrer ensemble dans cette petite ville où tout était remarqué.
« Si j’achète deux côtelettes, on va en parler, car on sait que je ne n’en mange qu’une d’habitude. J’aurais dû y penser et nouer une intrigue avec quelque veuve. On se serait dit : « Ce soir, il la nourrit. » Comment faire ? C’est égoïste mais j’aimerais bien vous garder encore un peu. C’est seulement avec vous que je me sens libre. »
Il fit la déclaration d’amour qu’Angelo aurait voulu faire.
« Moi, on ne me connaît pas, dit ce dernier, je vais aller acheter les côtelettes. Mais j’en prendrai quatre, j’ai l’estomac dans les talons.
– Ne croyez pas que vous écarterez ainsi le danger, dit l’avocat qui, sous ses favoris, était encore tout rose de bonheur. On vous a vu descendre de la voiture ; vous êtes un étranger ; on parle de vous. Mais on ne peut pas rester éternellement dans du coton. Malgré tout, ne faisons pas d’imprudences. Allez chez Barberini, il tient boutique sous les arcades. C’est un partisan forcené de la garde civile et il a l’honneur de servir les trois ou quatre familles huppées qui sont ouvertement nos adversaires les plus résolus. On n’imaginera jamais que c’est moi qui vous ai envoyé là. Si vous pouviez aussi prendre l’air de quelqu’un qui sait très bien ce qu’il fait, cela trompe toujours. »
Et il ajouta cinq ou six conseils qu’il ne faut pas négliger de suivre quand on veut fournir des raisons de penser inoffensives à une petite ville de cinq mille habitants.
Ils firent cuire les côtelettes sur les braises de la cheminée. L’odeur était délicieuse.

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De nombreux commentateurs (dont, au tout premier chef, Pierre Citron, dans sa copieuse et précieuse notice accompagnant le texte dans La Pléiade) ont noté que ce roman de 1957 qui achève le cycle dit « du Hussard » (si l’on excepte l’écho que l’on en retrouvera dans « Les récits de la demi-brigade », publication posthume de 1972) était à la fois le plus long de Jean Giono (devant « Batailles dans la montagne » et « Le hussard sur le toit », déjà), celui auquel il aura consacré, et de loin, le plus de temps de travail, et enfin, paradoxe apparent pour un pacifiste aussi convaincu, son seul récit véritablement militaire (avec un degré extrême de soin et de précision – qui pourrait évoquer, dans un tout autre registre, la démonstration d’art de la guerre conduite par Marcel Proust dans le tome 3 de « La Recherche », « Le Côté de Guermantes »). Fort loin de se limiter à un hommage évident au Stendhal de « La Chartreuse de Parme » (comme l’avait parfois imprudemment catalogué une certaine critique littéraire), « Le bonheur fou » est peut-être bien le plus riche et le plus mystérieusement abouti des grands romans de l’auteur.

« Vous êtes le sujet de toutes les conversations dit la vieille dame en rentrant. je n’ai jamais rien vu de plus bête que le visage des policiers qui vous cherchent. Comme on les a certainement choisis, c’est qu’on veut les voir agir bêtement quand on vous aura pris. On dit qu’une patrouille de lanciers a failli vous arrêter ce matin pendant qu’en amont d’Arboro vous étiez en train de passer le fleuve. Vous avez tiré un coup de pistolet qui a laissé des marques. C’est un très brave garçon à qui vous avez mis quelques morceaux de fer bien mâchés dans une artère. Il s’est trouvé que le garrot qu’on lui avait fait s’est déplacé et c’est un mort sanglant à souhait qu’on a finalement jeté sur la paille devant ses camarades qui l’avaient vu partir frais et dispos hier soir. Il paraît qu’il parlait en termes fort touchants de sa femme et de ses enfants quand il était en vie. On cite de lui des phrases très édifiantes. C’était sûrement une personnification du devoir et de l’honneur. Il était du peuple ; il s’était arraché des bras de sa famille pour défendre la patrie ; enfin, le moins qu’on puisse dire, c’est que vous avez fort mal choisi votre cible. Les soldats sont furieux. Il s’est trouvé parmi eux quatre ou cinq mauvaises têtes qui sont allées réclamer au colonel des honneurs militaires pour votre victime. Il paraît que ce chef est très compréhensif, qu’il a passé sur l’impolitesse de cette démarche. On prétend même qu’il avait les larmes aux yeux. J’ai vu partir tout à l’heure à vide une très jolie calèche escortée de trois lanciers en grand uniforme. J’ai cru qu’elle allait s’approvisionner en mouchoirs puisque toute l’armée est en pleurs. On m’a détrompée : elle va chercher la veuve et les orphelins qui sont dans une ferme du côté de Borgo. On les fera défiler vêtus de noir. Ça va être un spectacle très bien organisé.
– Je ne voudrais pas pour tout l’or du monde attirer la foudre sur cette maison, dit Angelo.
– Cette maison est innocente comme l’agneau qui vient de naître, lui répondit-elle. Si les témoignages différents de ceux qui vont dans le sens des passions pouvaient servir à quelque chose, elle serait à même de témoigner que vous étiez en train de dormir dans un de ses fauteuils au moment précis où, à sept lieues d’ici, vous commettiez ce crime si utile au roi. Mais il est de fait qu’entre la vérité et une veuve qui se déchirera le visage (car, elle se déchirera le visage, n’en doutez pas : on sent très bien qu’on est en train de fignoler) des soldats à la veille de se battre n’hésiteront pas, et une petite ville en train de faire son beurre n’hésitera pas non plus. Les sept lieues sont sans importance. Vous pouvez très bien avoir des ailes sous votre redingote. Tout le monde aura intérêt à y croire. À tel point que personne aujourd’hui n’ajoute foi à ce qu’ont raconté quelques paysans, d’ailleurs fort timides, qui ont prétendu vous avoir vu en chair et en os du côté d’Ivrée. Sans la veuve, pourquoi n’auriez-vous pas été du côté d’Ivrée ? Mais, l’artère du lancier s’est trouvée en temps opportun sur le chemin d’un petit bout de ferraille qu’on dit être fort déchiqueté. On l’a tiré de la blessure. On le montre. Il fait frémir. Il faut reconnaître que Charles-Albert sait placer les artères où il faut.
– Vous êtes entrée par ma faute dans une combinaison où vous courez les plus grands dangers, dit Angelo. Tout ce qu’ils ont organisé peut être démoli par votre simple témoignage. Ce serait leur première idée s’ils me trouvaient ici. »
Il exprima complètement sa pensée qui était digne de l’antique mais un peu ridicule, s’adressant à une personne pleine de bon sens, à qui la fraîcheur de l’air avait mis, il est vrai, du rose aux joues.
Il était sincère. Il posa même la main sur la poignée de la porte.
« Laissez donc cette poignée de porte tranquille, dit la vieille dame. J’attendais mieux de vous. Je m’étais fait de votre esprit une opinion plus flatteuse en vous regardant dormir. J’étais loin de penser qu’une fois éveillé vous raisonneriez de façon aussi plate. Dès que je m’amuse, il faut toujours qu’on me mette des bâtons dans les roues. C’était sous prétexte de prudence, c’est sous prétexte de gentillesse, maintenant sous prétexte de générosité ou de je ne sais quel synonyme de l’orgueil. C’est le bouquet ! Cela ne finira donc jamais ? Êtes-vous un révolutionnaire, oui ou non ? Si oui, admettez donc une bonne fois pour toutes l’esprit de révolution en général. Et ne restez pas bouche bée parce qu’une vieille dame parle énergiquement, sinon je vais me mettre à jurer. On m’a totalement privée de cheval mécanique sous prétexte que mes longs cheveux – que j’avais fort beaux à l’époque du cheval mécanique – pouvaient se prendre dans l’engrenage. J’ai toujours été morte d’envie depuis de fourrer des quantités de choses dans des quantités d’engrenages. »

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TheStrawMan

Dans ce roman-ci, l’ironie rampante, qui a toujours été jusqu’alors l’une des grandes forces – pas toujours bien identifiée par la critique – de Jean Giono, devient réellement essentielle, renforcée par une utilisation particulièrement rusée de personnages secondaires hauts en couleur – même lorsque leur apparition demeure fugitive -, au fil des rencontres d’Angelo sur l’immense champ de bataille qu’est devenue la Lombardie pendant ces semaines fiévreuses de 1848. La vieille dame, le commandant d’artillerie, le cauteleux Bondino ou encore l’ex-général napoléonien Lecca, et bien d’autres : autant de comparses qui finissent par jouer un rôle bien éloigné de celui de second couteau, dans la trame globale de l’œuvre.

« La cathédrale d’histoire que construit Giono est donc bien toujours sous le vocable de Notre-Dame-de-la-Désillusion » : la remarque si juste de Pierre Citron pourrait toutefois masquer le combat dantesque que mène ici l’auteur quasiment contre lui-même, déployant la force et l’inventivité d’une langue évolutive, maniant discrètement une forme subtile d’anachronisme de tonalité et de préciosité à contre que ne renieraient certainement pas les Wu Ming de « Q – L’Œil de Carafa » ou de « Altai ». Très différent en cela, au prix d’un autre petit paradoxe, du « Hussard sur le toit », il dissimule une intrigue quasiment policière sous les faux hasards du brouillard de la guerre, et en extrait une réflexion songeuse et vitale sur le sens de la vie – sous contraintes à réinventer perpétuellement. Tour de force narratif, enchantement du verbe, « Le bonheur fou » est certainement, subvertissant son apparence de roman historique et de roman de guerre, le plus politique et le plus secrètement intime de tous les romans de Jean Giono.

« Je suis allée aux nouvelles chez les voisins, dit la vieille dame. Une femme seule et de mon âge a le droit d’avoir peur, surtout quand le vent secoue les portes. Le commandant de l’artillerie a fait des siennes. Il a eu, hier soir, une discussion très violente avec un capitaine de lanciers, à propos de vous. Il semble que vous ayez en partie raison. Il n’y avait peut-être pas grand-chose dans le cercueil. Non pas quant au cadavre : on en avait un sous la main, cela ne fait pas de doute ; on a eu soin de l’exposer et cinquante personnes incapables de s’en tenir à un mensonge concerté l’ont vu. Mais, de retour du cimetière, la soi-disant veuve a bu quelques verres de vin et, comme on essayait de l’envoyer coucher sans mettre de gants, elle a réclamé d’une voix puissante un certain argent qu’on lui avait promis. On va jusqu’à dire que les enfants ont été prêtés. Il y en avait d’abord trois : on n’en a vu que deux. On brode. Un esclandre est aussi une cérémonie. Votre commandant d’artillerie a carrément mis les pieds dans le plat, et devant des lanciers qui y buvaient du lait, comme les chats, sans se mouiller les moustaches. Ils allaient se conduire comme des charretiers quand on leur a fait remarquer qu’ils portaient des sabres. On parle de duel.
– J’y vais, dit Angelo. Ce n’est pas à lui de se battre, c’est à moi.
– Où irez-vous ?
– Chez cet artilleur. Il est peut-être à l’instant même blessé ou mort. On l’a certainement placé devant un roublard qui lui aura fait son affaire. Je n’ai qu’une qualité : c’est de savoir me servir d’un sabre. D’ici une demi-heure, il y a au moins un lancier qui n’aura pas du tout envie de rire. »
Il mit son manteau et il répéta cinq ou six fois de suite : « Cette maison a-t-elle une porte qui me permette de sortir sans vous compromettre ? » La dernière fois d’un ton si haut qu’il se fit honte à lui-même. Il posa sa question très gentiment.
« Et si c’était de nouveau un piège ? dit-elle.
– Il faudrait l’accepter, celui-là », dit-il.
Elle le conduisit au rez-de-chaussée où un couloir de communs donnait sur une petite ruelle. Elle ouvrit la porte et elle eut un très joli sourire. « J’aime les femmes, se dit-il. Elles comprennent tout. »
Il était de très bonne heure. La pluie et le vent couraient seuls les rues. Il marcha près de dix minutes, tête baissée avant de trouver un homme abrité sous un sac qui essayait de débonder un tuyau de descente bouché par les grêlons. Il lui demanda où logeait le commandant de l’artillerie. C’était chez un marchand de charpentes qui avait une fort belle maison à côté de ses entrepôts. Angelo frappa à la porte qui fut ouverte tout de suite par une servante très jeune, très effrayée et qui avait pleuré. Elle dit en reniflant entre chaque mot que le commandant était là ; qu’il n’était pas sorti.
« Rassure-toi, dit Angelo, je suis son ami. Mène-moi à sa chambre. »
Le commandant était en pantoufles. Il fumait sa pipe et il regarda Angelo d’un air ébahi.
« Je suis celui qui n’a pas tué le lancier et qui le regrette, dit Angelo. On m’a dit que vous deviez vous battre pour moi. Vous comprenez fort bien que, s’il s’agit d’expédier un des imprésarii du petit opéra bouffe d’hier, je veuille m’en charger moi-même.
– Je croyais qu’il n’y avait plus de Piémont, dit l’autre. Mettez-vous à votre aise et buvez le café avec moi. »
C’était un homme de petite taille, un peu corpulent mais robuste. Le bleu de ses yeux étonnait.
« Quand à prendre ma place, dit-il, vous pouvez vous brosser. Mes canonniers ne me le pardonneraient pas. Je suis loin d’être un novice. À force de nous voir avec des coupe-choux on se dit qu’une latte de cavalerie nous découpera facilement en rondelles. On va y trouver un os. D’ailleurs, le duel a été renvoyé à demain à cause du mauvais temps.
– C’est une malice, dit Angelo. On ne renvoie pas une affaire d’honneur. Je sais très bien ce que va faire votre adversaire aujourd’hui.
– Foutons-nous de ce qu’il va faire aujourd’hui ; je sais très bien ce que je ferai, moi, demain. Savez-vous ce que je me disais, une demi-heure avant que vous frappiez à ma porte ? On sait que vous êtes resté ici puisqu’on a passé les champs au peigne fin. Je me disais : si ce gaillard-là vaut quelque chose, tu le sauras. Si vous n’aviez rien valu, je me serais battu quand même, mais, maintenant, permettez, c’est du nanan. »
Il alla à la porte et appela doucement la servante. Elle devait le guetter, elle arriva tout de suite.
« Mon petit lapin, dit-il, va nous faire un grand pot de café. »
« Et voilà la voix d’un artilleur », se dit Angelo.
« Elle a l’air de bien vous aimer, dit-il.
– Annette ? C’est une chic petite fille. Je suis le bon papa pour elle. Elle est orpheline ; alors, elle fond.
– C’est la première fois que je vais laisser quelqu’un se battre à ma place, dit Angelo, mais, vous avez assez fait depuis un quart d’heure pour que je vous en reconnaisse le droit. Il y a cependant une chose que nous désirons tous les deux : c’est vivre, pour emmerder ceux qui veulent nous voir morts. Or, cela dépend simplement de quelques tours de poignet. Vous en connaissez neuf ; je dois en connaître dix. Il ne faut rien laisser au hasard. Faites dire à votre maître d’armes d’apporter deux sabres de cavalerie, je vous montrerai deux ou trois petites choses que les lanciers sont loin de soupçonner.

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