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Notes de lecture 2022

Note de lecture : « Chienne » (Marie-Pier Lafontaine)

La chronique crue et tranchante d’une enfance vécue sous les sévices abominables du père et la lâcheté de la mère. L’étrange magie des mots nés de l’horreur sans fard.

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Chienne

Je dissimulais mes désirs dans des textes de fiction, enfant. Deux sœurs en fugue. Pourchassées par un monstre à deux têtes. Elles s’enfuyaient dans de sombres forêts. S’armaient de branches, de bâtons. Aujourd’hui, je ne cache plus mes désirs. Je voudrais que ce texte décime ma famille entière.

Si papa dit jappe, Je jappe. Si papa dit rapporte, Je rapporte. Si papa dit lèche ta patte, Je lèche ma patte. Si papa dit sens les fesses de ta sœur, Je sens les fesses de ma sœur. Si papa dit roule sur le dos, sale chienne, Je roule sur le dos et sale chienne, je deviens. Si papa dit gruge le soulier, Je gruge le soulier. Si papa dit mange tes excréments, Je mange mes excréments. Si papa dit tourne en rond, sale conne, Je tourne en rond et sale conne, je deviens. Si papa dit grogne, Je grogne et reçois un coup de pied ça t’apprendra à grogner après moé, sale chienne. Papa dit aussi les animaux, faut les attacher avec une chaîne. Si je refuse les rouli-roulades, les biscuits en forme d’os, les donne la papatte, il sort la laisse.

Le père adore jouer. Les jeux l’excitent. Les stratagèmes élaborés lui plaisent au plus haut point. Il en a mal aux testicules. Repousser les limites de l’interdit lui demande beaucoup d’ingéniosité. Comment agresser ses enfants sans les pénétrer.

Dès les trois premières pages, l’horreur s’installe pour ne plus nous quitter. Une horreur très directe, celle du calvaire vécu par deux soeurs, livrées aux fantasmes d’inceste et aux sévices les plus cruels de leur père, sous le regard amorphe de leur mère, qui n’aura érigé qu’une seule barrière à la barbarie, barrière que l’on jugera de taille ou non : « Pas de pénétration ! ». Dès lors, c’est sur trois registres que la fille cadette, bien des années après les faits, trouve ces mots en forme de haches de bataille pour raconter, enfin, ce qui se passa pendant des années dans ce huis clos. Mots décharnés, asséchés, et pourtant bouillonnants, mots crus qui sonnent comme une contre-attaque tardive plutôt que comme une thérapie, naturellement. Dire, c’est désormais faire vraiment exister ce qui fut dissimulé avec tant d’acharnement et tant de passivité de l’environnement (car les enfants tombent et mentent, c’est bien connu). Dire les agressions sadiques, dire les pensées qu’elles inspiraient alors, dire le traumatisme à vaincre ensuite : trois missions confiées à ces phrases cinglantes dans leur simplicité, leur répétition et leur insistance paradoxale.

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Je pourrai entrer en relation avec un homme le jour où je n’aurai plus rien qui puisse m’être pris ni volé. Le jour où je serai vidée de toute humanité, désensibilisée à la douleur et aux froissements de peaux, je pourrai dire à un homme, en toute sécurité, je t’aime.

Si je n’écris pas ce qui s’est passé quand j’avais huit ans, peut-être que ce qui s’est passé quand j’avais huit ans n’aura jamais eu lieu.

L’enfance n’existe pas. Existent la peur du noir, les engelures et les loups.

Publié en 2019 au Canada chez Héliotrope, puis en 2020 en France au Nouvel Attila, le premier roman de Marie-Pier Lafontaine n’est pas un témoignage, mais une création littéraire. La part d'(auto)fiction et celle de réalité qu’il contient ne regarde après tout que son autrice, qui a trouvé dans le creuset de son master de création littéraire de l’UQAM l’énergie et le courage de transformer un certain potentiel de vécu, vraisemblablement tragique, en une œuvre magnifique, cruelle, percutante et étrangement poétique – et à valeur proprement universelle, bien au-delà de la tentation documentaire. Comme le rappelait avec grande justesse Hélène Frédérick dans se belle recension pour En attendant Nadeau (à lire ici), « la littérature ne guérit pas, mais peut toutefois combattre ». Comme l’autrice le confiera elle-même deux ans plus tard, dans son essai au titre clair, « Armer la rage », et au sous-titre (« Pour une littérature de combat ») encore plus direct – au sens de la boxe, que Marie-Pier Lafontaine pratique en amatrice assidue -, essai écrit notamment en réaction à la remarque d’un professeur lui assenant que la littérature n’était pas le lieu de la dénonciation : « Répondre à mon père était l’interdit principal de la maison. Raconter était donc tout simplement impensable, enfant. Qu’est-ce que j’aurais bien pu dénoncer de toute façon ? Je pensais qu’il était normal et courant qu’un père soit excité par ses filles et que les enfants soient battus jusqu’à l’âge de 14 ans. Il valait mieux le croire. L’idée de la normalité, même obscène et distordue, retardait le moment de l’effondrement. » (rapporté par Chantal Guy, dans La Presse, dans un article-entretien à lire ici).

J’aurais voulu, pour ma sœur et moi, une mère debout. Qui traverse les couloirs. Arrache les portes, allume les lumières. Une qui hurle plus fort que les terreurs. J’aurais tellement voulu une mère stridente. Une mère à nous, pour nous, pour bercer nos cauchemars. Je l’aurais choisie avec iris, tympan et tambours. Elle aurait été toute en colère. Sans lignes de fuite ni fatigue. Une femme au ventre plein. A border les nuits sans étoiles. Elle nous aurait décroché des petits matins aux croissants, des couleurs et la lune. Serait accourue. Je lui aurais demandé de nous tenir la main. Pour traverser le monde. De brosser nos cheveux, d’empêcher le sang de couler. Mais nous savons très bien, ma sœur et moi. Depuis longtemps. Les mères n’existent pas.

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Marie-Pier Lafontaine a dit plusieurs fois en entretien toute l’admiration qu’elle éprouvait pour Chloé Delaume. Comme elle en effet, elle transforme l’expérience vécue en quelque chose qui est tout sauf une thérapie, elle développe une subtile alchimie de la vengeance par les mots, qui dépasse rapidement son objet, même aussi terrifiant que celui dont il est question ici. Comme le notait avec sagacité Camille Laurens dans son Feuilleton du Monde des Livres (à lire ici), « la narratrice martyre porte un regard clinique sur la psychopathologie du pervers et de ses complices ». Les mots tranchent à rebours, la chirurgie est libératrice, qui succède aux scarifications désespérées de la grande sœur adolescente : toute une escrime de la haine salvatrice s’élabore dans ces pages, répondant à l’horreur par un fantasme travaillant d’abord et avant tout le décalage souverain pour, enfin, en œuvre littéraire rare, exploser – et espérer faire pénétrer à son tour ses shrapnels le plus profondément possible.

Peut-être que s’il meurt. Bouffé par un ours, fauché par un train. Peut-être que s’il tombe d’un douzième étage ou se noie dans un lac. Et si on lui tranchait la tête avec cette hache qui traîne derrière la maison ? Coupons la ligne de ses freins. Nous pourrions prier la foudre, trouver de la mort-aux-rats. L’étrangler avec sa cravate. Le couteau à pain suffirait pour trancher son excroissance, ses veines et sa langue. Peut-être que si nous pelions sa peau, mangions son cœur, peut-être qu’une fois le corps du père putréfié, la mère commencerait à agir comme une mère. (…)

À défaut de pouvoir tuer mon père, je me suis amputée de son nom. J’ai tranché d’un seul coup ce morceau de lui qui me talonnait où que j’aille. J’ai attendu le papier qui officialiserait mon changement de nom comme une patiente cancéreuse son premier traitement de chimiothérapie. Avec le même espoir de guérison. La même détresse. (…)

Il y a tout un pan de la violence que je ne me résous pas à écrire. Ça en ferait trop. Trop de violence dans le même livre. On se dira que j’ai exagéré ou menti. Et toutes les personnes qui me diront que j’ai exagéré ou menti seront mon père. Je ressentirai l’urgence, à chaque fois, de leur planter un couteau dans la gorge.

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À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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