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Notes de lecture 2021, Nouveautés

Note de lecture : « La chose en soi » (Adam Roberts)

Sous le double signe flamboyant et malicieux d’Emmanuel Kant et de John Carpenter, une science-fiction aventureuse, surprenante et réjouissante.

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Chose

C’est avec la lettre que ça a commencé.
Roy, lui, situerait sans doute le début de cette histoire au moment où il a résolu le paradoxe de Fermi, lorsqu’il a atteint (dixit) la lucidité. Un bien grand mot, si vous voulez mon avis : je lui préfère maladie. Maladie mentale. Sans doute lui-même en conviendrait-il, désormais. Vu le nombre de psychiatres qui se sont penchés sur son cas. Toujours est-il que Roy le reconnaît lui-même dans les nombreuses missives qu’il m’a adressées depuis son asile. Il envoie également divers manifestes et communications aux journaux, si j’ai bien compris. Dans chacune de ses lettres, il prétend avoir enfin résolu le paradoxe de Fermi. Si tel est le cas, je ne m’attends pas à voir mes cauchemars s’atténuer de sitôt.
Parce que je fais des cauchemars, ça, oui. Des cauchemars viscéraux. Je me réveille en sueur, et en pleurs. Si Roy se fourvoie, peut-être s’atténueront-ils avec le temps.
Mais vraiment : tout a commencé avec la lettre.
Je me trouvais en Antarctique avec Roy Curtius, à des centaines de kilomètres de toute civilisation. C’était en 1986, lors d’une soirée polaire longue de plusieurs semaines précédant une nuit polaire longue de plusieurs mois. Notre travail consistait à traiter les données astronomiques brutes provenant de Proxima et d’Alpha du Centaure. Ce qui revient à dire qu’on cherchait des preuves d’une vie extraterrestre. Certaines bizarreries avaient été détectées dans les émissions radioastronomiques provenant de cette partie du ciel, et nous avions pour mission d’examiner ça d’un peu plus près. On nous avait confié d’autres études scientifiques, histoire de rentabiliser notre présence sur place, mais c’était la recherche de vie extraterrestre qui occupait l’essentiel de notre temps. On entretenait l’équipement, on faisait un premier tri dans les données – dont on transmettait la majorité au Royaume-Uni, pour qu’elles y soient analysées plus en détail. Vu que je vais dire un certain nombre de choses désobligeantes sur Roy dans les pages qui suivent, je vais commencer par lui concéder ceci : ce type était un genre de génie de la programmation – alors même, ne l’oubliez pas, que « l’informatique » en était encore à ses balbutiements à la fin des années 1980.
La base était située aussi loin que possible de toute pollution, tant lumineuse que radio. Il n’existait pas d’endroit plus isolé sur cette planète.

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Neumayer-Station-III-02

Deux brillants jeunes chercheurs britanniques isolés en Antarctique dans le cadre principal du programme SETI de recherche de signaux extraterrestres. Vingt-cinq ans plus tard, l’un est toujours interné en hôpital psychiatrique de haute sécurité, l’autre est éboueur dans une banlieue londonienne, tout en se débattant avec de terribles cauchemars et d’improbables rêves éveillés. Voici pourtant qu’une agence para-gouvernementale, hautement secrète, se penche de très près sur le sort de Roy Curtius et de Charles Gardner, le narrateur. Si l’on doit croire ce que disent ses émissaires, le développement surprenant de l’intelligence artificielle des années 2010, le paradoxe de Fermi sur les civilisations extraterrestres, et peut-être bien rien moins que le sort de l’humanité, se jouent maintenant, entre ce qui s’est passé en 1986 au cœur de l’Antarctique et une interprétation de la « Critique de la raison pure » (1781) d’Emmanuel Kant, dont les catégories de l’entendement, appliquées et comprises autrement, bien loin de constituer une bouffée délirante attribuée alors à Roy Curtius, constitueraient la clé de tout ou presque.

Ne me demandez pas comment j’ai fait pour franchir la porte verrouillée. Je ne pourrais pas vous répondre.
La chaleur de l’air me brûlait la gorge. Incapable de rester debout plus longtemps, je me suis à moitié affalé sur le côté ; mon bras a heurté un des radiateurs – on aurait dit du métal en fusion. Je me suis écroulé par terre en hurlant, hors d’haleine.
Peut-être ai-je perdu connaissance. Je ne saurais dire comment je suis revenu à moi. Sans doute ne suis-je resté évanoui que quelques instants, parce que j’ai aussitôt éprouvé une douleur terrible dans les mains. Une douleur atroce ! Comme si quelqu’un les avait insérées toutes les deux dans le Gom Jabbar, ou dans un bain d’eau bouillante. Aujourd’hui, je sais de quoi il s’agissait : du retour des sensations dans ma chair gelée. Mais pareille douleur… c’était nouveau pour moi. J’ai crié et hurlé comme si l’Inquisition espagnole s’était acharnée sur moi. Je me tortillais et pleurais comme un bébé.
Je me suis remis tant bien que mal en position assise, mon dos contre le mur et les jambes étendues par terre. Roy, posté devant la porte de la salle commune, tenait dans sa main droite ce qui me semblait être un pistolet – j’allais bientôt découvrir qu’il s’agissait en fait d’un lance-fusées.

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Unknown

Publié en 2015 (et traduit en français en 2021 par Sébastien Guillot chez Denoël Lunes d’Encre), le seizième roman en quinze ans du prolifique Adam Roberts constitue un défi en soi, au moins autant qu’une chose-en-soi : comment conduire un incroyable roman d’aventures, voire un thriller riche en Men In Black, en nous aiguillant initialement, lectrice et lecteur, vers une autre Chose, celle de John Carpenter (« The Thing », 1982), pour mieux nous entraîner ensuite dans une sarabande dans laquelle la possibilité des civilisations extraterrestres, l’intelligence artificielle (ou ce qui pourrait en tenir lieu dans le chaos ambiant des définitions possibles, spécialistes ou profanes) et la notion même d’appréhension du monde sensible sont toutes trois moulinées au filtre diablement intellectuel des catégories kantiennes ?

Laissez-moi reprendre le fil de cette histoire, réorganiser les lettres pour leur donner un sens nouveau. Et l’anagramme qu’on obtient, la voici : la vie ne met pas cinq minutes à devenir merdique. C’est en tout cas ce qui est arrivé à la mienne, croyez-moi. Pendant longtemps j’ai mis ça sur le compte de l’alcool, de mon visage difforme, de ma solitude prolongée – voire d’une divinité maligne qui me détestait et n’existait même pas, la salope, ce qui n’arrangeait pas les choses. Mais pas sur ce qui s’était passé en Antarctique – parce que je n’avais vraiment aucune envie de me remémorer la rencontre (appelons ça comme ça) que j’y avais faite. J’avais vécu des choses que je ne pouvais pas dé-vivre. Point barre. Et pourtant, cahin-caha, ma vie s’est poursuivie. Grâce à l’alcool, entre autres. J’agissais comme si ça ne s’était jamais produit, alors même que cela structurait l’intégralité de ma misérable existence – « comme si » étant, bien entendu, plus que suffisant pour vivre une existence anglaise. C’est peu ou prou une définition concise de l’anglitude.
Cette phrase d’Oscar Wilde, sur le fait de vivre dans le caniveau mais en regardant les étoiles, m’a toujours irrité. Quelle préciosité ! Quelle affectation. Moi j’étais quelqu’un dont le quotidien consistait, littéralement, à regarder les étoiles ; jusqu’à ce que je me retrouve jeté – tout aussi littéralement – dans le caniveau. Je sais donc de quoi je parle. J’étais, à vingt-cinq ans, un doctorant en astrophysique de l’université de Reading, occupé à travailler sur des émissions radio non aléatoires en provenance d’objets stellaires appartenant à notre galaxie. Et puis ma vie a pris un tour merdique. Le jour de mon cinquantième anniversaire, j’étais éboueur à Bracknell et à Wokingham. Les lettres s’accumulent au bas de la pente, déversées par la benne du camion poubelle. Chacune est un petit fantôme personnel.

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Ce qui aurait pu apparaître comme une bien improbable gageure se transforme au fil des pages en une étonnante réussite, servie par une alliance rare entre sérieux imperturbable et sens profond de la farce, assez proche de ce que l’on trouve chez l’Américain James Morrow, de « La trilogie de Jéhovah » à « L’arche de Darwin », n’hésitant pas à manier une extrême érudition néanmoins rendue joliment digeste, à pratiquer des incises historiques et futuristes (oh, la saveur baroque du Fan Club des Maladies Démodées !) pour mieux affoler la perception du réel que le roman place résolument sur la sellette, en se permettant de réjouissantes parodies concernant aussi bien James Joyce que Joseph Conrad, à faire surgir l’horreur authentique, glaçante et gore, à travers le tendon d’un mollet gauche, ou encore à laisser planer en une somptueuse ironie des certitudes assenées telles que « Je suis un ordinateur. Je ne peux pas mentir ». Se déplaçant avec grâce et malice parmi les attentes de la lectrice ou du lecteur pour les déjouer efficacement, Adam Roberts nous offre, sous couvert d’aventure science-fictive, une réjouissante critique de la faculté de juger en même temps que de forts insidieux fondements d’une métaphysique des mœurs.

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Discussion

Une réflexion sur “Note de lecture : « La chose en soi » (Adam Roberts)

  1. Miki Liukkonen auteur finlandais

    Pour changer, Miki Liukkonen, un jeune écrivain finnois (ou finlandais) d’une petite trentaine d’années, mais qui en est tout de même à son cinquième livre, dont les deux premiers sont des recueils de poésies. Toujours sélectionnés pour divers prix littéraires, mais pas encore récompensés.
    « O » un titre assez simple et facile à mémoriser (2021, Le Castor Astral, 962 p.) traduit par Sébastien Cagnoli. Livre plus difficile à lire, car c’est un enchevêtrement d’une centaine de personnages, dont les membres d’une équipe de natation, qui doit représenter son pays aux Jeux Olympiques. Le tout sur une durée d’une semaine, commencée un mercredi. On peut déjà imaginer que ces personnages vont interagir, chacun portant ses propres névroses. Ce qui fait que le lecteur, à la fin des presque mille pages, n’est pas sûr d’en sortir intact. D’autant plus qu’il y a près de 150 notes de bas de page.
    Pourquoi lire ce livre, qui n’est pas encore tout à fait traduit et sorti en France ? Tout d’abord le titre m’a interpellé. Et d’un auteur finlandais. Il a bien sûr Arto Paasilinna qui vient de décéder il y a deux ans, et ses inimitables personnages. Ou encore Sofi Oksanen qui a décrit l’occupation soviétique en Estonie, tout comme le gigantesque livre de Alvydas Šlepikas, ben qu’il soit lituanien « « A l’ombre des loups » dont j’ai parlé ici même https://charybde2.wordpress.com/2020/07/15/note-de-lecture-linvention-de-la-course-a-pied-jean-michel-espitallier/comment-page-1/#comment-19612
    Simplement parce que la Finlande est un pays attachant (sinon le Père Noël n’y vivrait pas). Miki Liukkonen est né à Oulu dans le nord du Golfe de Bothnie. Etudes moyennes jusqu’à 12 ans, âge où sa mère meurt d’un cancer du sein, ce qui est pour lui un gros choc émotionnel. Un soir il lit des poèmes de Uuno Kailas (1901-1933), et c’est le choc. Il deviendra écrivain. Cet auteur, considéré comme de la suite de Baudelaire et des symbolistes / expressionnistes, est surtout connu par son ouvrage « Bruno est Mort » traduit également par Sébastien Cagnoli (http://ratatoulha.chez-alice.fr/finnois/Kailas/uunokailas_couv.html). On pourra lire aussi « La poussière d’or sous nos pas » traduit par le même du même auteur (2006, Riveneuve, 175 p.). Bref, et toujours dans l’interview, en finnois, de Miki Liukkonen par Anna Pihlajaniemi dans « Kodin ». (https://www.kodinkuvalehti.fi/artikkeli/lue/ihmiset/miki-liukkosen-aiti-menehtyi-44-vuotiaana-rintasyopaan-aidin-kuoltua-lakkasin). On y découvre un jeune garçon, sous le choc, qui se met à écrire des poèmes en classe (de mathématiques de préférence). « La vie est trop courte pour faire des compromis ». Il écrit, fait parvenir ses œuvres à un éditeur, et gagne le concours. « Je ne pouvais pas comprendre qu’un éditeur pour adultes prenait mes poèmes au sérieux et en parlait dans les coins. C’était terriblement embarrassant et excitant ». Du coup il peut s’offrir un voyage à Paris avec Seija, sa copine « pour boire du vin et voir les tombes de Jim Morrison, Edith Piaf et Oscar Wilde ». Et en plus, il est invité à la Foire du Livre de Turku, dans le sud de la Finlande. Jolie ville portuaire, très agréable en été, relative douceur en hiver, où une ancienne école est devenue un bar à bières, et où les pommes de terre en hiver sont abritées dans des sacs de jute, sur la place du marché, avec des noms étranges « Van Gogh ».
    Après le succès de « Valkisia runoja » (Poèmes Blancs), petit livre (2011, WSOY, 86 p.), il retourne à Oulu, et là, il se met à écrire, des poèmes toujours « Elisabet » (Elizabeth) (2012, WSOY, 76 p.) et « Raivon historia » (L’histoire de la rage) (2015, WSOY, 58 p.). Puis il passe aux romans « Lapset aurigon alla » (Les enfants sous le soleil) (2013, WSOY, 445 p.) et « Hiljaisuuden mestari » (Le Maître du Silence) (2019, WSOY, 359 p.). Et il commence son « O » (2017, WSOY, 859 p.) et cela sans arrêt « dix heures par jour, six jours par semaine, pendant trois ans et demi ». Au désavantage de sa copine, qu’il voit sans la voir tant son roman l’obsède. Comment parler autrement de névrose et de névrosés.
    Brièvement, ses romans font référence à sa jeunesse, déjà. Dans « Les enfants sous le soleil », Henry Guardueci-Auer n’a jamais rencontré son père Jonas Auer. Musicien, il quitte sa ville de Fiskari pour Los Angeles. Et là tout s’embrouille, même le lecteur. « Le Maitre du Silence » reprend le thème de la non-communication entre les personnes. « C’est un dilemme profondément enraciné, infernal et incontournable, qui est la solitude. Que personne ne peut plus être vraiment heureux. C’est vrai. Tout le problème que les gens voient pour être accepté est quelque chose d’infini triste ». Et le reste est à l’avenant « La vie est la solitude. C’est la chose que j’ai appris » ainsi que « Tout est si hors de propos. Je n’ai jamais été assez courageux pour me suicider ». On rejoint par là son interview dans « Kodin ».

    Dans « O » « Chaque journée commence de la même manière ». On en est au mercredi, il y aura 7 jours comme cela. Sept jours d’entrainement pour les 7 nageurs du « Club Pro d’Alfonso », avec piscine « 5 fois par semaine et toujours pour au moins 2 heures d’affilée ».
    Il y a de tout pendant cette semaine.
    Un savant calcul sur le taux d’urée dans le bassin (0.000066 %) si quelqu’un pisse dans le bassin de temps en temps.
    Des recettes (fricassée de poulet).
    Des notes de bas de page, dont une de près de deux pages.
    Un procès-verbal d’interrogatoire.
    Une savante discussion sur la contraction du temps
    Une lettre à « Mon cher ami hongrois » (NiKola Tesla) datée du 9/12/1924, lue par le non moins célèbre Darnopogaldjitzer. En fait c’est ne diseuse de bonne aventure slovaque-jamaïcaine
    On y découvre des roms qui font du commerce de chevaux et qui vivent deux heures dans le futur.
    Un cirque de névrosés (différent de ceux de la recette de la fricassée de poulet)
    On peut même, avec attention, écouter les aubergines chanter dans la section légumes du K-Market

    Publié par jlv.livres | 7 février 2021, 11:28

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