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Notes de lecture 2020

Note de lecture : « Les lois du ciel » (Grégoire Courtois)

Une classe verte transformée en cauchemar absolu, sans surnaturel, par la magie d’un conteur froid et cruel.

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Courtois

Les papas et les mamans leur avaient dit au revoir par la fenêtre du bus. Certains petits pleuraient en agitant la main et d’autres bavardaient déjà entre eux comme s’ils n’avaient jamais eu de parents. Tous partaient pour la première fois loin de leur maison, de leur lit et de leurs doudous. Quelques parents s’étaient émus de cette initiative ; éloigner des enfants si jeunes de leurs familles, avaient-ils pensé, même bien encadrés, même à quelques dizaines de kilomètres seulement de chez eux, c’était trop risqué, peut-être traumatisant. Mais ces parents, tout inquiets qu’ils étaient, n’étaient tout de même pas allés jusqu’à priver leurs petits de classe verte, laisser partir tous les autres et retenir près d’eux leur précieuse progéniture, saine et sauve peut-être mais à qui manqueraient toujours un nombre de souvenirs et d’expériences que le groupe allait posséder et arborer au retour comme de luisants bijoux.
Alors tous étaient partis, les douze enfants de la classe de CP de l’école primaire de Claincy dans l’Yonne, accompagnés de leur instituteur, Frédéric Brun, que tous les enfants appelaient Fred, de Sandra Rémy, qui était la maman de Jade Rémy, et de Nathalie Amselle, qui était pour sa part la maman de Hugo Amselle.
Le bus s’était éloigné de la grande rue du village et les silhouettes longilignes des parents avaient rétréci derrière les vitres couvertes de buée.
Et voilà.
Les enfants étaient partis.
Et jamais ils ne reviendraient.

Sans utiliser aucun effet spécial, ni aucun recours au fantastique (en dehors des figures et des motifs qui hantent naturellement, peut-être, les pensées d’enfants de sept ans lorsqu’ils sont dans les bois), Grégoire Courtois (que l’on avait déjà observé en 2015 s’emparer des libidos et des consciences de soi par le truchement d’une voiture animale, avec « Suréquipée ») nous a concocté en 2016 au Quartanier (avant d’être repris en 2018 chez Folio Policier) une horrible expérience de pensée, contée d’un ton puissamment badin, résolument fataliste et subtilement ordinaire – ce qui est ainsi parfaitement terrifiant. Annoncé dès les premières lignes d’une manière sibylline, le sort macabre qui guette les douze enfants et les trois adultes de cette anodine classe verte bourguignonne mobilisera avec brio les fossés piégeux et les mares traîtresses (on songera peut-être alors au « Rivière tremblante » d’Andrée A. Michaud), les sangliers curieux et les baies mensongères, les psychopathes en brutal devenir et les maris indélicats, l’alcool et la destinée, entre autres facteurs : ici, au bois joli (daphne mezereum), les lois du ciel sont d’exponentielles lois de Murphy : si quelque chose peut se passer mal, cela survient. Et ce conte ordinaire de la forêt en est bizarrement délectable.

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– Je vais me garer là, sur le bas-côté, avait dit le chauffeur du bus, le chemin est juste à une centaine de mètres, mais si je m’y engage, on risque de s’embourber.
– OK, avait répondu Fred en mettant son sac sur son dos.
Puis se retournant avait lancé :
– Les enfants, on est arrivés ! Je veux que vous mettiez dans les poubelles tous vos déchets et que vous fassiez bien attention à ne rien oublier. C’est un autre bus qui viendra nous chercher, alors vérifiez bien.
Le bus s’était immobilisé et les clameurs des enfants avaient envahi l’habitacle en une infernale cacophonie qui s’était directement invitée sous le crâne de Sandra Rémy, yeux écarquillés, terrifiée à l’idée que le séjour n’était même pas commencé et qu’elle éprouvait déjà le furieux désir de hurler et de frapper au hasard l’un de ces petits démons enragés.
Quelques minutes plus tard, le bus s’était éloigné dans un nuage écoeurant de fumée noire, et la petite troupe, sac à dos en place, s’était mise en route sur un chemin de terre qui s’enfonçait dans la forêt.
– Regardez bien autour de vous, les enfants, avait crié Fred, et dites-nous quand vous reconnaissez une plante ou un animal que nous avons étudié en classe, d’accord ?
La consigne avait eu le pouvoir de faire se dissoudre les rangs à peu près ordonnés de la fragile procession et les enfants avaient commencé à s’égailler en grappes inégales d’un côté ou de l’autre du chemin. La marche s’en était trouvée fortement ralentie : on s’accroupissait, on s’agenouillait, certains s’allongeaient sur le sol pour observer mousses, lichens, bois mort, scarabées, limaces, dans un bouquet sonore d’exclamations, d’invectives et de questions imprécises posées à un instituteur dont personne n’écoutait jamais les réponses.
– Ça fait quoi quand on écrase un escargot ? avait demandé Enzo à Lilou.
Elle l’avait regardé avec de grands yeux effrayés avant que son regard ne se pose sur son pied levé, menaçant de s’abattre sur la coquille jeune vif d’un petit escargot. Enzo affichait son traditionnel sourire dont il était difficile de dire s’il était celui d’un enfant dérangé ou exagérément heureux. Toute personne qui avait croisé Enzo l’avait de toute manière considéré comme un petit garçon inquiétant, même si cela se résumait à un pressentiment désagréable. La violence qui émanait naturellement de chacun de ses gestes et de chacune de ses paroles faisait de lui un danger à éviter. On retrouvait en sa présence des réflexes de survie animaux. Inconsciemment, on cherchait à le fuir et quand par malheur on se retrouvait bloqué en sa compagnie on craignait qu’à tout moment la situation ne dégénère. La petite Lilou avait éprouvé cet exact sentiment quand Enzo avait lentement abaissé son pied sur l’escargot, en silence, afin que le craquement sinistre de la coquille en train d’éclater se fasse bien entendre. Un sanglot irrépressible était monté dans sa gorge.
– Un escargot écrasé, ça fait une limace ! avait crié Enzo en riant comme un forcené.
Et il était parti en courant, zigzaguant entre les troncs sur le tapis de feuilles en décomposition. Lilou avait avalé sa salive, repris ses esprits comme tout juste sortie d’un rêve et regardé autour d’elle. À quelques mètres de là, Sandra, la maman de Jade, était pétrifiée. Elle avait visiblement assisté à la scène sans oser ou pouvoir intervenir. Lilou avait froncé les sourcils, le regard noir, légèrement voilé de larmes, et avait couru à son tour en direction d’un groupe d’amis. Le rire d’Enzo retentissait dans le sous-bois.

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À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

Discussion

4 réflexions sur “Note de lecture : « Les lois du ciel » (Grégoire Courtois)

  1. Cher Hugues,

    Votre travail est d’autant plus admirable dans les circonstances difficiles qui s’étirent. Que 2021 soit une année de répit, de paix et de prospérité pour toute votre équipe.

    C’est un grand bonheur de suivre vos aventures de lecteur.

    Charles

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    Publié par Charles Sagalane | 30 décembre 2020, 17:30

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