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Notes de lecture 2019, Nouveautés

Note de lecture : « Le fracas d’une vague » (Mark SaFranko)

Un très beau recueil donnant à voir l’étendue de la palette du romancier noir en nouvelliste et en poète.

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C’était il y a à peine plus d’un an, en octobre dernier pour être exact, qu’on avait changé de vie. Il ne s’agissait pas d’une décision prise sur un coup de tête – on en avait déjà beaucoup parlé. Quand on s’est finalement décidés, on a racheté le motel de Farrier’s Point, dans l’Etat de New York, là où je suis assis en ce moment même, dans le petit salon de l’appartement derrière le bureau de la réception. Il fait sombre ici, la télé est allumée avec le volume à zéro, et j’ai une bouteille de gin Beefeater à mes côtés, ouverte… (« Changement de vie »)

Depuis ses premiers romans au milieu des années 1980 jusqu’à sa série « Max Zajack » de 2005-2010 (démarrée avec « Putain d’Olivia »), naguère éditée en français par feues les éditions Treizième Note, et désormais en cours de réédition par La Dragonne, l’Américain du New Jersey Mark SaFranko nous enchante curieusement à partir d’un matériau brut qui tient pourtant largement à une dureté désespérée (on se souviendra ainsi également avec émotion de sa pièce traduite en français chez e-fractions, « Minable »). C’est sous la direction de Sam Guillerand que les éditions Kicking nous offrent en septembre 2019 un nouveau livre de l’auteur, associant recueil de 6 nouvelles, 12 poèmes et un entretien, dans une traduction de Guillaume Magueijo, accompagnée de lithogravures de Delphine Bucher.

Quoi qu’il en fût, c’était bien la vérité – Rick Weston avait été le guitariste soliste de Lance Niles au tout début de sa carrière. Mais ça, évidemment, c’était loin derrière, au moins vingt-cinq ans, et ils n’avaient plus joué une note ensemble depuis. Lance, grâce à son talent, son ambition et sa chance inouïe, était devenu une superstar et avait récolté tout ce qui allait avec. La vie de Rick, en revanche, avait emprunté une tout autre trajectoire : il était passé du groupe originel de Lance à Trenton dans le New Jersey, Saber-toothed Cat, à des groupes nettement moins formidables, jusqu’à ce qu’il finisse par complètement délaisser la guitare en faveur de la pedal steel dans une succession de différents groupes de country music, se marier et avoir des gosses, divorcer et se remarier. Et puis un beau jour, quand enchaîner les tournées des bars à shooters avait fini par se faire trop épuisant, il alla se faire couper les cheveux bien courts, suivit une formation d’agent immobilier, et se retrouva dans la situation improbable de servir de chauffeur – entre deux visites de maisons Tudor ou fédérales – à de jeunes mères au foyer. (« Refrain maudit »)

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Avec un auteur à l’écriture aussi incisive que Mark SaFranko, dont les romans, déjà,  excellent à rendre compte d’une réalité américaine cruelle et désemparée, où l’on discerne à l’occasion les échos d’un Raymond Carver ou d’un Larry Fondation, la forme courte est un véritable régal pour la lectrice ou le lecteur. Le contraste entre la ville, fût-elle dangereuse, et la campagne trop paisible (« Changement de vie »), la frustration de l’insuccès brutalement accentuée par une réminiscence malvenue (« Refrain maudit »), la confrontation absurde à une nature qui n’en demandait pas tant (« Quelque chose dans l’eau »), l’irruption d’un basculement réfutant la résignation pourtant si logique (« L’homme de la chambre 24 ») : autant d’occasion redoutables, pour l’auteur, de nous donner à lire ce qui tremble de fragilité mal contenue, en nous, dans un contexte social peut-être feutré mais in fine extrêmement exigeant. On devient très vite un laissé-pour-compte, ici.

C’était juste une vision furtive, rien de plus.
Du visage d’un homme, bien droit, suivi de son profil de rapace. Derrière lui, une ardoise marquée d’une longue série de majuscules irrégulières et de chiffres, et le nom d’une prison de comté.
Amy Whitehall faisait la queue à la caisse d’une quincaillerie de Lunenberg en attendant de payer sa boîte de clous quand ces images austères, tirées d’un programme de télé américain, s’affichèrent sur l’écran couleur perché sur le grand meuble derrière le comptoir.
Il y a comme une ressemblance, elle se dit.
Enfin – ça ne pouvait être rien de plus qu’une simple ressemblance. Il arrivait que des gens se ressemblent. En fait, les gens se ressemblaient tous, aussi loin qu’on pouvait regarder. Tout le monde ressemblait au moins un petit peu à quelqu’un d’autre. C’était là un des mystères du monde. (« L’homme de la Chambre 24 »)

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Ce sont peut-être les deux nouvelles les plus courtes parmi les six proposées dans ce recueil, « Vacances dans le Sud » et « Le fracas d’une vague », qui, sous leur drap de cynisme, de noirceur ou de tristesse, laissent pointer comme une paradoxale lueur, d’espoir ou de joie, à des moments fort inattendus (comme le laissait aussi entrevoir à sa manière « L’homme de la Chambre 24 »).

Un rythme se crée en moins de temps qu’il ne le faut pour le dire. Et alors que la chose s’accélère jusqu’à la frénésie, la porte s’ouvre soudain d’un coup sec sous une rafale de vent.
Puis je l’entends au loin : la mer.
Tout juste au point de non-retour, nos explosions coïncident avec le fracas d’une vague. Puis nous nous relâchons, deux bateaux dans la silencieuse écume blanche salée, comme les larmes d’une vieille statue, pour quelque chose, quelqu’un, dont on ne se souvient plus. (« Le fracas d’une vague »)

Les poèmes jouent bien entendu un rôle différent dans l’œuvre prolifique (une éthique de la production, confessée en entretiens, est au travail ici, globalement, d’une manière qui rappelle curieusement les réflexions de Léo Henry dans sa résidence à la librairie Charybde, à l’époque où il mettait la dernière main à son « Hildegarde »). Mark SaFranko en écrit énormément et en publie très peu, y trouvant une sorte de jardin secret, un groupe de textes éclaireurs allant loin devant en exploration récolter du matériau ou du thème, peut-être (et l’on remarquera certainement que plus ses nouvelles sont courtes – à l’image du « Fracas d’une vague » -, plus elles se rapprochent de sa poésie).

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PIÉGÉ

J’aime à croire que tous les grands artistes
produisent leur meilleur travail quand ils sont pris dans un piège
qu’il s’agisse d’un fauteuil roulant
d’une bouteille
d’une aiguille
ou d’un mariage foireux  et quelques gosses pour faire bonne mesure

Tout le monde connaît leur nom
mais juste pour le plaisir en voici quelques-uns :
Dostoïevski (épileptique, joueur compulsif)
Tolstoï (sa femme)
Hitchcock (obèse)
etc… etc.

Mais le truc c’est qu’on est tous pris dans un piège
Qu’il s’agisse d’un boulot pas trop mal qui devient un enfer
ou de la pelouse qui doit être tondue
On est tous dans nos propres petites prisons

Même le barjo qui descend l’autoroute lancé à toute vitesse sur sa Harley est dans sa propre cage.

C’est peut-être mieux quand tu sais dès le départ que tu es piégé
Comme ça il n’y a plus de pression
Tu sais d’avance que tu es fini, et tu ne gâches pas ton temps et ton énergie à essayer de te dégager d’un piège
pour te retrouver dans un autre

Certains appellent ça la résignation
D’autres appellent ça l’illumination
Je préfère la vérité :

Tu as déjà vu une mouche prise entre la fenêtre et les rideaux ?
Demande-lui.

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Les 17 pages d’entretien entre Mark SaFranko et Sam Guillerand, qui clôturent l’ouvrage, sont passionnantes, couvrant aussi bien les questions de l’origine de son écriture que celles de ses auteurs majeurs à travers les époques de sa propre création, celles de ses différents apprentissages de la littérature que celles du statut des journaux littéraires, celles des liens ses formes courtes et ses formes plus longues que celles de la place de la poésie dans son travail, celles de sa place en France et aux Etats-Unis que celles de ses relations avec d’autres écrivains amis. Il est heureux de pouvoir ainsi mieux comprendre, grâce à cet ouvrage, et quasiment pour la première fois en français, si l’on excepte quelques articles de l’époque Treizième Note, comment se développe au fil du temps un discret géant tel que Mark SaFranko.

LE NŒUD

Au milieu de la nuit
Toutes les nuits vers trois ou quatre heures
Juste avant que mes yeux ne s’ouvrent tout rond et
Que je me sorte de mon lit pour m’amener pisser un coup

J’ai cette vision
Une vision simple
D’un nœud de pendu vide

Gracieusement je monte sur l’échafaud du bourreau
Je passe ma tête
Je sens la corde se serrer doucement autour de mon cou

La suite ne nécessite aucune explication

Mais quand même je ne comprends pas ce que signifie cette vision :

Si c’est ma dépression clinique et chronique
qui ramène sa sale gueule
Ou si elle est censée vous représenter vous, ma femme
et le même qui dort paisiblement dans la chambre d’à côté

Ou alors qu’un jour c’est moi qui vais me retrouver sur la potence
après que j’aie perdu la raison une bonne fois pour toutes et commis
un sanglant carnage

Ou peut-être que ce nœud n’est rien d’autre qu’un (c’est ça, rien d’autre que !)
Un symbole de nos dilemmes existentiels sur terre ici-bas

Et donc je me retrouve allongé là, bloqué
À attendre, le souffle court,
Qu’une explication surgisse des ténèbres

Elle ne vient jamais
Et j’ai perdu tout espoir qu’elle vienne un jour

Et puis je trouve mes jambes
Je bute contre la commode
Et je m’assois sur ce putain de chiotte comme une femme

Et je laisse faire

De retour dans la chambre
Les chiffres iridescents du réveil indiquent qu’il me reste
Deux ou trois heures
Avant que je n’aie à me lever de nouveau
Et passer ma tête
Dans le nœud
D’un autre jour.

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Photo ® José Cañavate Comellas / Studio81

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À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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