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Notes de lecture 2018, Nouveautés

Note de lecture : « Journal d’un timonier » (Nikos Kavvadias)

Les fragments subtilement brisés d’un rêve d’océan et d’écriture

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Poète et romancier, marin au long cours et opérateur radio-télégraphiste, le Grec Nikos Kavvadias, décédé en 1975 un an après être descendu pour la dernière fois du pont d’un cargo, fut, comme le rappelait si joliment Jacques Josse (ici), l’auteur perpétuellement en quête de l’écriture d’un chef-d’œuvre immémorial, d’un « grand roman », qu’il avait en réalité déjà publié dès 1954 avec « Le quart ». Il faudrait bien entendu que je prenne le temps, un jour prochain, de vous parler de ce noir summum du récit maritime, vigoureuse comète bourrée d’humour et dénuée du moindre romantisme, ouvrage culte s’il en est pour toutes celles et ceux qui s’intéressent à la marine marchande, au voyage en mer, à la profession de marin, et à ce que tout cela dit – en creux et en vagues – de notre humanité. Grâce aux éditions Signes et Balises, chez qui paraît en juin 2018 ce « Journal d’un timonier et autres récits », dans une traduction de Françoise Bienfait, il nous est offert une chance rare d’approcher les soutes à charbon et à mazout qui permirent « Le quart », posant de singuliers jalons au fil d’une carrière littéraire et maritime unique.

Rester à la passerelle douze heures sur vingt-quatre, quinze, vingt ou trente jours d’affilée, devant la roue en bois entièrement chevillée du gouvernail, donner un léger coup de barre tantôt à bâbord, tantôt à tribord, sans quitter le compas des yeux, en essayant de garder le cap sans relâche. Le jour, tout va bien, on voit le ciel, la mer, on entend parler quelqu’un de temps à autre, mais la nuit !… J’ai pris mon quart depuis deux heures à peine et je tombe désespérément de sommeil. Mon coéquipier dort assis à côté de moi, il se réveille chaque fois qu’il perd l’équilibre et se rendort aussitôt… C’est l’heure à laquelle, chez moi, nous nous préparions à dormir. Ma mère avait replié son journal et pour la centième fois peut-être, ma sœur allait terminer en pleurant le Journal de Marie Bashkirtseff. Installé à ma place habituelle, je fermerais Les Voyages imaginaires de Maître Jules ou le Robinson Crusoé de Hambourg. Et maintenant !… Maintenant, me voilà dans une cabine fermée, flanqué d’un coéquipier avec qui je n’ai rien en commun hormis la fatigue, sur un bateau chargé de charbon qui fend les eaux de l’océan Indien en direction du Tonkin, et je suis mort de sommeil. Le commandant de bord arpente le pont en faisant claquer ses bottes de cuir pour essayer de se dégourdir les jambes.
Je me souviens de mon premier embarquement sur un grand paquebot. Au moment précis où se réalisait le plus beau de mes rêves, j’étais rongé par le doute et la peur. Je me souviens de ce « mal du départ » tragi-comique qui m’a longtemps tourmenté. Puis l’arrivée dans des ports pleins de gaîté sur la Méditerranée. Marseille, Naples, Barcelone, les bars avec leurs filles fardées, les départs fréquents, l’embarquement des passagères, les adieux, les larmes, les sanglots étouffés et les mouchoirs qu’on agitait, tout cela m’avait tellement envoûté que mes doutes et ma peur avaient complètement disparu.
Puis sur des cargos tout noirs, comme en deuil. Je ne connais pas de départ plus sinistre, et la vie à bord est lugubre. Le silence qui y règne est un réel supplice.
On ne parle jamais très fort sur les cargos. Les postes de proue sont toujours sombres, saturés d’odeurs lourdes, ils ressemblent à de grandes cellules de prison.

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Qu’il évoque, directement ou indirectement, Port-Saïd, Alexandrie, Marseille, le détroit de Messine ou les îles Éoliennes (celles du Stromboli), Haïphong ou l’île grecque de Céphalonie qui lui tint longtemps lieu d’ancre, le marin anonyme de Nikos Kavvadias, dans ces notes comme éparses, plus encore que ceux de Blaise Cendrars ou de Joseph Conrad, semble tenir en équilibre instable et doucement miraculeux les mythologies immémoriales et les avanies du siècle, la poésie qui gît pourtant en toutes choses et la dureté des temps. Qu’il affronte lucidement la mélancolie (« Lettre à une inconnue ») ou qu’il ébauche un roman d’aventures dont les premières pages, seules rédigées, bruissent déjà de « L’île au trésor » comme du « Navire de bois » (« L’incroyable aventure du chef d’équipage Nakahanamoko »), l’écrivain oscille, et nous fait bénéficier, lectrice ou lecteur, de cette divagation chancelante qui résume pourtant si bien la vie, rêvée et réelle.

Ceux qui aiment la mer avec passion, cela a été prouvé, ne peuvent jamais en faire leur métier. Et quand ils y parviennent, ils cessent de l’aimer. Vous avez entendu parler de ces marins qui vivent la plupart du temps sur les docks, dans les ports. Ils regardent les bateaux partir et servent d’interprètes aux navigateurs étrangers. Ce sont eux, les incurables ! Ils ont été soutier, matelot, steward, charbonnier, mais ne sont jamais restés plus d’un mois au même poste et sur le même bateau. Jamais ils n’ont pu s’habituer à la mer.
Elle leur donne le vertige. Ils trébuchent là où d’autres avancent droit, ils se coincent les doigts dans les portes, ils n’arrivent pas à tenir la barre alors qu’ils connaissent autant la boussole que les bons marins. Ils tombent malades et quittent le bateau en pleurant. On voit dans leurs yeux quelque chose d’étrange. Et sur leur visage défait, une expression un peu folle.

Dans sa belle postface, petit essai à part entière joliment intitulé « Premières armes », Gilles Ortlieb, qui fut notamment l’un des traducteurs de Constantin Cavafy, le poète grec d’Alexandrie qui fascina tant Nikos Kavvadias, trouve cette phrase magnifique qui condense en un seul souffle, peut-être, l’essence du navigateur poète comme la beauté des fragments rassemblés dans ce « Journal d’un timonier et autres récits » : « Beaucoup se passe, à bord, comme si Kavvadias y reprenait à son compte la phrase de Paul Valéry : « Qui se confesse ment, et fuit le véritable vrai, lequel est nul, ou informe et, en général, indistinct. »  Et, autant que pour distraire la monotonie des traversées au long cours, c’est pour l’occulter ou en différer le dévoilement que chacun des membres de la tribu ambulante des gens de mer y va de sa version, de ses amulettes et de ses contrepoisons. Ce qui, dans le creuset, demeure pour chacun de son pot au noir intime est forcément consumé, racorni, à saisir précautionneusement s’il ne veut pas le voir se pulvériser entre les doigts. »

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