Le récit d’un roman en train de se faire, d’une quête de vérité qui n’est pas la bonne, et d’un secours inattendu, pour ébranler notre conviction de ce que sont fiction et littérature.
Publié en 2001, traduit en français en 2002 par Elisabeth Beyer et Aleksandar Grujicic chez Actes Sud, le troisième roman du Géronais Javier Cercas, par ailleurs professeur de littérature espagnole, sera celui de la consécration.
Un journaliste, sur le point de renoncer définitivement à écrire de la littérature, tombe un peu par hasard sur une anecdote, jadis largement colportée, mais désormais quelque peu retombée dans l’oubli, concernant Rafael Sanchez Mazas, poète et dirigeant de la Phalange, capturé par les Républicains durant la guerre civile espagnole, et échappant miraculeusement à l’exécution, dans les derniers jours du conflit, lorsqu’un soldat anonyme, lancé à sa poursuite dans un sous-bois, le fixe longuement avant de lui laisser la vie sauve.
Curieusement fasciné par cette histoire dans l’Histoire, l’auteur entreprend d’en écrire le roman, récit de la quête obstinée des faits, des recoupements, de la chasse aux témoins et aux indices lui permettant, peut-être, de reconstituer une bribe de vérité disparue soixante ans plus tôt, au fur et à mesure que les acteurs eux-mêmes ne racontaient plus l’histoire elle-même, mais le récit de celle-ci, et tôt ou tard, le souvenir seul du récit de celle-ci. Nous racontant l’écriture de ce roman, qui s’appellera donc « Les soldats de Salamine », il en opère donc le « making of » qui devient l’objet littéraire lui-même, se frottant rudement à l’échec final, lorsque le soldat anonyme, introuvable, refuse de s’incarner dans son imagination, avant que Roberto Bolaño, l’exilé chilien vivant alors près de Barcelone, ne lui fournisse les clés inattendues de sa conclusion, en lui permettant de rencontrer un authentique soldat républicain, retiré dans un hospice dijonnais, soldat qui continua à se battre pour la liberté sur bien des fronts après la défaite de la République espagnole, et qui pourrait – qui sait ? – être LE soldat clé du sort de Mazas, en tenir lieu, ou simplement résoudre le dilemme fictionnel en en fournissant une vraie échappatoire, en réalité infiniment plus sensée.
Récit étonnant et truffé de précipices, où les boucles de l’enquête laborieuse et celles de la vérité qui se dérobe au récit se mêlent inextricablement, épaississant le simplisme des visions historiques pour y dégager les sentiers qui bifurquent, les fourvoiements de ceux qui croyaient alors au héros nietzschéen ou au prolétaire salvateur, mais que l’Histoire n’attendit pas, alors que dans la simplicité d’un soldat fourbu au soir de sa vie se dessine un héroïsme autrement plus authentique que ceux clamés jadis par les théoriciens phalangistes ou par les commissaires staliniens…
Par delà les philosophies qui se heurtent au fil de cette tourmente espagnole, Cercas interroge le sens même de la mémoire, de ce reflet imparfait d’une vérité dont la signification restera toujours incertaine. C’est dans le dialogue simple et fort avec Bolaño puis avec le soldat retraité que se forgent sous nos yeux ce qu’est la fiction, ce qu’est la littérature, et ce à quoi elles nous servent, pour nous donner ce beau roman songeur.
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Ci-dessous un bref extrait du film inspiré du roman, réalisé par David Trueba en 2003.
J’ai apprécié et c’est peu dire ce lire bien que j’ai dû le reprendre plus d’une fois… L’auteur nous amène à des questionnements philosophiques sur fond d’une histoire « tortueuse » et pourtant si atypique… Cet ouvrage faisait parti de mes conseils de lecture