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Notes de lecture 2015

Note de lecture : « Moyens sans fins – Notes sur la politique » (Giorgio Agamben)

Actualiser lucidement Debord pour traquer le grand retour de Carl Schmitt dans la pratique politique et le modèle du camp comme forme-clé contemporaine.

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Publié en 1995, traduit en français la même année chez Payot par Danièle Valin (pour les textes alors inédits dans notre langue), ce recueil de Giorgio Agamben regroupe onze articles, dont sept précédemment publiés dans diverses revues, et quatre écrits pour l’occasion, autour desquels l’ensemble a été réorganisé, en un saisissant hommage critique, direct et indirect à Guy Debord.

Sous-titré « Notes sur la politique », le volume poursuit une démarche très précise sous son apparence légèrement décousue de prime abord : s’appuyer sur des expériences précises pour réexaminer les possibilités de renouveau et de réancrage d’un travail politique qui s’est laissé dissoudre progressivement dans les années 1980, à partir du presque champ de ruines constatable il y a vingt ans.

Chacun à sa façon, les textes de ce recueil proposent une réflexion sur des problèmes précis de la politique. Si la politique semble aujourd’hui traverser une éclipse persistante, où elle apparaît en position subalterne par rapport à la religion, à l’économie et même au droit, c’est parce que, dans la mesure même où elle perdait conscience de son propre rang ontologique, elle a négligé de se confronter aux transformations qui ont vidé progressivement de l’intérieur ses catégories et ses concepts. Il arrive ainsi, dans les pages qui suivent, que l’on recherche des paradigmes proprement politiques dans des expériences et des phénomènes qui d’habitude ne sont pas considérés comme politiques (ou ne le sont que marginalement) : la vie naturelle des hommes (la zoé, autrefois exclue du domaine proprement politique) remise, suivant l’indication de Foucault, au centre de la polis ; l’état d’exception (suspension temporaire de l’ordre juridique, qui se révèle en constituer plutôt la structure en tous sens fondamentale) ; le camp de concentration (zone d’indifférence entre public et privé et, en même temps, matrice secrète de l’espace politique dans lequel nous vivons) ; le réfugié qui, brisant le lien entre homme et citoyen, passe de figure marginale à facteur décisif de la crise de l’État-nation moderne ; la sphère des moyens purs ou des gestes (c’est-à-dire des moyens qui, tout en restant tels, se libèrent de leur relation à une fin) comme sphère propre de la politique.

Mezzi senza fine

Roboratif en diable, comme c’est le plus souvent son habitude et sa pratique dans ses textes courts et denses, Giorgio Agamben nous propose un puissant parcours, alerte, au long de ces 140 pages, qui, cristallisées au milieu des années 1990 par la nouvelle émergence du nettoyage ethnico-religieux, de la mise en œuvre insidieuse du corps biopolitisé, de la montée des exodes et du retour massif de la figure du réfugié, et de la nouvelle puissance des appareils policiers de contrôle, n’ont hélas rien perdu de leur actualité et de leur pertinence, bien au contraire.

Toute interprétation du sens politique du mot « peuple » doit partir du fait singulier que, dans les langues européennes modernes, il désigne toujours également les pauvres, les déshérités, les exclus. Un même mot recouvre aussi bien le sujet politique constitutif que la classe qui, de fait sinon de droit, est exclue de la politique. (« Qu’est-ce qu’un peuple ? », 1995)

Réflexions sur les notions de forme-de-vie, de droits de l’homme (dans leur instrumentalisation contemporaine profondément détournée), de peuple, de camp, de geste, de lien entre peuple et langue, les textes brûlent, montrant notamment, depuis un angle fort différent de celui adopté par les puissants travaux de Ninon Grangé (« De la guerre civile », 2003), à quel point la pensée politique de Carl Schmitt, brièvement bannie en apparence après la deuxième guerre mondiale, irrigue en réalité aujourd’hui la pratique des États européens, ou bien fournissant, avec une terrible luminosité, un excellent appareillage pour la lecture d’une grande partie de l’œuvre d’Antoine Volodine, et de sa recréation des figures du prisonnier, de l’interné et du concentré (par exemple dans son actuel point d’orgue, « Terminus radieux », publié en 2014).

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C’est dans cette perspective que nous devons envisager la réapparition des camps dans une forme, en un certain sens, encore plus extrême, dans les territoires de l’ex-Yougoslavie. Ce qui se passe là actuellement n’est pas du tout, comme certains observateurs intéressés se sont empressés de le déclarer, une redéfinition du vieux système politique selon de nouvelles dispositions ethniques et territoriales, c’est-à-dire une simple répétition des processus qui ont conduit à la constitution des États-nations européens. Il y a plutôt une rupture irrémédiable du vieux nomos et dislocation des populations et des vies humaines selon des lignes de fuite totalement nouvelles. D’où l’importance décisive des camps de viol ethnique. Si les nazis n’ont jamais pensé atteindre la « solution finale » en mettant enceintes les femmes juives, c’est parce que le principe de la naissance, qui assurait l’inscription de la vie dans le système de l’État-nation était toujours, bien que profondément transformé, en quelque sorte en état de marche. Maintenant, ce principe entre dans un processus de dislocation et de dérive où son fonctionnement devient de toute évidence impossible et où nous devons nous attendre non seulement à de nouveaux camps, mais aussi à des définitions normatives de l’inscription de la vie dans la Cité toujours plus neuves et plus délirantes. Le camp qui s’est maintenant solidement installé en elle est le nouveau nomos biopolitique de la planète. (« Qu’est-ce qu’un camp ? », 1995)

En finissant son ouvrage par ce qu’il appelle modestement des « Gloses marginales » aux « Commentaires sur la société du spectacle », Giorgio Agamben nous offre en réalité l’une des plus pertinentes actualisations actuellement disponibles de la part la plus solide du situationnisme de Guy Debord, l’illustrant en conclusion, redoutablement, par un « Journal italien 1992-1994 » du berlusconisme se préparant au triomphe logique (et hélas durable, fût-il souterrain) inscrit dans ces prémisses.

Convoquant toujours subtilement les aspects les plus lucidement politiques de Nietzsche derrière ses usages de Foucault, de Deleuze et de Debord, traquant l’ennemi, sans paradoxe hélas, dans la figure assouplie et désormais si « correcte » de Carl Schmitt, Giorgio Agamben porte le fer là où cela fait potentiellement le plus mal, derrière les innombrables paillettes et muletas développées par les infatigables médias du nouveau consensus biopolitique.

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Agamben

À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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