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Notes de lecture 2014, Nouveautés

Note de lecture : « Les chambres inquiètes » (Lisa Tuttle)

Quatorze nouvelles redoutables d’une grande dame de la littérature et du fantastique contemporains.

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les chambres inquiètes

Recueil publié en mars 2014 chez Dystopia Workshop, « Les chambres inquiètes » regroupe quatorze nouvelles de Lisa Tuttle, publiées à l’origine entre 1980 et 1990. À la différence du recueil précédent, « Ainsi naissent les fantômes », dont les six nouvelles alors inédites en français avaient été choisies et traduites par Mélanie Fazi, la traductrice Nathalie Serval a ici sélectionné (et revu lorsqu’utile) ses préférées parmi l’ensemble de celles qu’elle avait elle-même traduites à l’époque pour les éditions Denoël, nouvelles réparties dans divers recueils aujourd’hui tous épuisés.

Somptueusement illustrée par Stéphane Perger, cette réédition orientée prouve à nouveau, de façon éclatante, à quel point les récits insidieux de Lisa Tuttle constituent un élément essentiel du paysage fantastique et littéraire contemporain, et méritent vraiment d’être beaucoup mieux connus en France.

Les trois nouvelles les plus anciennes, parues originellement en 1980, plantent déjà fermement un décor caractéristique d’une bonne partie de ces textes de fantastique souvent très discret, immergé dans un quotidien familial où la bascule vers la folie survient à petits pas rapprochés, et n’apparaît vraiment que lorsqu’il est trop tard pour reculer. « Un nid d’insectes », qui ouvre le recueil, se saisissant d’un détail apparemment anodin, comme l’observation du combat entre une guêpe et une araignée, tisse une redoutable toile à laquelle nul – et surtout pas le lecteur – n’échappera. « Propriété commune » est bien différente, et repose sur un art subtil, qui transforme ce qui pourrait apparaître d’abord comme une boutade à propos d’une situation terriblement ordinaire (« le partage des biens en cas de divorce »), en une porte ouverte sur l’horreur de l’égoïsme décomplexé, celui dont la « Fable des Abeilles » de Mandeville prétend encore aujourd’hui faire le moteur du monde. Mais c’est peut-être la troisième, « L’autre mère », qui, assumant plus volontiers le classicisme d’un thème fantastique apparent (le fantôme), réussit le mieux à tracer en petites touches décisives la transformation d’angoisses familiales banales en gouffre béant d’étrangeté intérieure. Jusqu’aux derniers mots de la nouvelle, Lisa Tuttle nous rappelle l’un de ses constants leitmotivs : la frontière entre la santé mentale et la folie, si elle doit exister, est avant tout une affaire d’orientation du point de vue et de possible changement de perspective.

perger détail

« Elle se remit en marche et, ayant atteint le perron, elle frappa deux coups décidés contre la porte grise dont le bois gauchissait.
Une vieille, très vieille femme, décharnée et visiblement malade, vint ouvrir. Ellen et elle se dévisagèrent en silence.
– Tante May ?
Une lueur de reconnaissance éclaira le regard de la femme qui secoua légèrement la tête.
– C’est Ellen, bien sûr !
Mais depuis quand sa tante était-elle si vieille ? » (« Un nid d’insectes »)

Une nouvelle de 1981, « Une amie en détresse », et une de 1982, « L’autre chambre », jouent toutes deux avec un immense brio, et dans deux registres fort différents, avec la mémoire et l’urgence. Certains souvenirs, imprimés depuis l’enfance, ne révèlent leur plein impact que lorsque le désespoir ou la nécessité leur donnent pour ainsi dire chair, ouvrant alors des portes bien curieuses, comme l’explorait d’ailleurs également ces années-là un autre maître du fantastique contemporain, le grand Gene Wolfe.

La nouvelle de 1983, « Le nid », et l’une des deux illustrant l’année 1985, « Sans regret », comptent sans doute parmi les plus puissantes du recueil. « Le nid » est à juste titre l’un des textes les plus célèbres de l’auteur, construisant une impressionnante montée de l’inquiétude à partir d’une prémisse classique de maison isolée et délabrée, au sein de laquelle, nourrie de je-ne-sais-quoi et de presque-rien, l’angoisse s’épaissit inexorablement. « Sans regret », en trente pages, non seulement renouvelle totalement le thème de la maison hantée, mais surtout propose l’une des plus saisissantes écritures, de toute la littérature, de ces moments de choix où « les sentiers bifurquent », et de la manière dont ces instants peuvent ou doivent être revus, beaucoup plus tard. Cette nouvelle est l’une des plus emblématiques de la maestria narrative de Lisa Tuttle, capable d’assembler sous les yeux du lecteur des éléments issus du quotidien, cachant soigneusement dans leur trame banale, malgré quelques très honnêtes « signaux d’alerte » disséminés au fil des pages, leur potentiel explosif collectif, qui surgit dans les dernières pages, révélant d’un coup tout le travail de construction précédemment mené. C’est aussi à cette lancinante question des bifurcations significatives d’une vie, de ce qui fait qu’un être peut – ou non – à un moment donné, s’arracher au sentier semblant tracé, pour le meilleur et pour le pire, que s’attaque l’autre nouvelle de 1985 proposée dans le recueil, « Vol pour Byzance ». Là encore, dans le décor paisible et très anodin d’une petite convention rurale de littérature, au Texas, l’auteur fait éclater brutalement toute l’angoisse de vies qui se craignent toujours, au fond, volées.

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« – Magnifique ! Je suppose que j’avais également renoncé à écrire ?
– Pas du tout. Je me demande ce qui pouvait te faire croire que c’était là mon vœu. J’ai toujours été fier de toi. Tu écrivais… La maternité  avait fait jaillir en toi une nouvelle source de créativité. Tu avais appris à organiser ton temps, tu t’étais disciplinée. Puis tu remportais un concours grâce auquel ton premier livre était publié.  Le recueil m’était dédié, ainsi qu’à notre fille Helen.
– Tu es dingue ! protesta Miranda.
Elle avait reconnu le jeu auquel ils s’étaient souvent livrés ensemble. Ils inventaient des destinées à leurs voisins, à des inconnus aperçus dans la rue ou au journal télévisé, ils brodaient des épopées sur le thème de « que serait-il arrivé si… » S’ils ne s’étaient pas rencontrés, si leurs parents avaient vécu autrement. Miranda prenait grand plaisir à cet exercice car elle y excellait, davantage que Richard, d’où conflit. Il voulait gagner à tout prix et pour lui être agréable, elle abondait dans son sens en bridant sa propre imagination. » (« Sans regret »)

L’année 1987 offre trois nouvelles. « La tombe de Jamie » est sans doute l’une de celles où le ressort fantastique est le plus habilement mis au service d’une fondamentale angoisse parentale, celle de l’éducation et du délicat et permanent équilibre entre laisser faire (l’enfant) et contrôler. Et c’est bien glaçant. « Oiseaux de lune », avec sa délicate et inattendue allusion au Robert Heinlein de « The Moon is a Harsh Mistress » (allusion qui serait hélas perdue si l’on se fiait au platement grotesque « Révolte sur la Lune » retenu pour la traduction française en 1971), et avec l’une des formes les plus poétiques jamais utilisées par Lisa Tuttle, apparaît comme le miroir parfait, surgissant d’une toute autre direction, de « L’autre mère » de 1980, explorant d’une manière bien subtile le regard à porter sur la folie. « La plaie », quant à elle, également l’une des plus célèbres nouvelles de l’auteur, réussit l’impressionnant tour de force de condenser en vingt pages la substance intime de « La servante écarlate » de Margaret Atwood et de « La main gauche de la nuit » d’Ursula K. Le Guin, dans une sauvage mise en scène du contenu social du sexe (du genre, devrait-on dire, sans chercher à déclencher de polémiques langagières particulières), et de sa vulnérabilité essentielle.

« Jadis les saisons étaient plus distinctes, mais le souvenir s’en était perdu. A présent la douceur des hivers se fondait mollement dans la tiédeur des étés, et Olin se fiait au calendrier ainsi qu’à sa propre nervosité pour reconnaître le printemps.
Ce matin-là, le bus d’Olin avait modifié son itinéraire, des travaux de voirie l’ayant obligé à un détour par la vieille ville. Contemplant à travers la vitre les immenses constructions abandonnées à la ruine et aux mauvaises herbes, il aperçut des silhouettes par les brèches des murs. Plus personne n’habitait la vieille ville, pourtant on y voyait sans cesse du monde. Olin l’avait également fréquentée au temps de sa jeunesse, avec son amour. L’époque la plus heureuse de son existence.
L’évocation du passé l’attristait toujours et le vieillissait prématurément. Il avait épousé son amour, mais ils s’étaient séparés au bout de dix ans de mariage. Il vivait seul depuis deux ans. » (« La plaie »)

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Les trois nouvelles de 1990 qui complètent et achèvent le recueil sont sans doute celles qui manient le plus subtilement, dans d’étonnants halos poétiques, la capacité métaphorique inscrite au cœur vivant de l’écriture fantastique : quête de l’idéal par composition et adjonction de morceaux de réel dans « En pièces détachées », orchestration sociale du rôle confié aux attributs sexuels dans « Lézard du désir », impuissance du créateur dont le talent, incompris, risque de demeurer in fine stérile dans « Les mains de Mr. Elphinstone ». Dans chacune de ces trois nouvelles, fidèle à sa méthode, Lisa Tuttle parvient à saisir une figure relativement classique du genre (les fragments frankensteiniens, l’univers parallèle, l’ectoplasme spirite) pour en extraire une signification nouvelle, forte, et d’une étrange beauté.

En associant ces quatorze nouvelles aux six du recueil « Ainsi naissent les fantômes », le lecteur disposera donc, grâce à Mélanie Fazi, à Nathalie Serval et aux éditions Dystopia Workshop, d’une somme unique et magnifique sur Lisa Tuttle, une artiste qui domine de sa classe le champ de la littérature fantastique contemporaine, et au-delà.

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À propos de Hugues

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Discussion

9 réflexions sur “Note de lecture : « Les chambres inquiètes » (Lisa Tuttle)

  1. très belle critique… en plus les images photos sont superbes et reproduisent bien le caractère fantastique. bravo

    Publié par eveyeshe | 26 avril 2014, 16:50

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