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Notes de lecture 2016

Note de lecture : « La grande vie » (Jean-Pierre Martinet)

L’ironie très noire d’une vie qui s’écoule en flaque sordide, entre cimetière Montparnasse et rue Froidevaux.

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La grande vie

Publiée en 1979 dans la revue Subjectif de Gérard Guégan, rééditée en 2006 à l’Arbre Vengeur avec une très belle préface d’Éric Dussert, cette longue nouvelle de Jean-Pierre Martinet constitue une parfaite porte d’entrée dans l’univers radicalement pessimiste et pourtant curieusement comique et émouvant de l’auteur, tel que ses deux grands romans, « Jérôme » (1978) et « L’ombre des forêts » (1987) le mettent en scène.

Et Madame C. se tournait alors vers moi, elle me disait qu’elle avait peur de mourir étouffée ici, dans cette loge minuscule, qui lui laissait juste la place de respirer, entre ses plantes vertes et les photos en couleur de Luis Mariano, maintenant elle ne pouvait plus dépasser le deuxième étage lorsqu’elle montait le courrier, elle avait l’impression de descendre à la cave, d’être assaillie par des rats, de patauger dans l’humidité, sans doute le cœur, me répétait-elle tristement en passant sa main sur ses paupières boursouflées, en été je suis toujours fatiguée, il me faudrait changer d’air, je ne supporte plus Paris, la rue Froidevaux me donne la nausée, un autre ciel, ah oui la plage, ah la plage, quand j’étais petite fille ma mère m’emmenait à Biarritz, sur la jetée, on respirait alors, le Casino disparaissait sous les hortensias bleus, on y jouait des opérettes, quels décors, mon petit Adolphe, tu peux pas imaginer, enfin elle m’emmenait pas vraiment ma mère, elle suivait ses patrons, elle était domestique, mais l’hiver était très doux, là-bas, le ciel blanc, presque transparent, en décembre on pouvait se contenter d’une cotonnade légère, on mangeait des glaces à l’abricot, oui, j’ai vu trois fois « Le Pays du Sourire » avec maman, et les airs je les connais encore, oui, tu veux que je te les chante, mon petit Adolphe ?

En soixante pages, le ruisseau de confidences légèrement hallucinées d’Adolphe Marlaud, modeste vendeur d’articles de pompes funèbres terrorisé par le patron de son magasin, face au cimetière Montparnasse, mâle hésitant presque kidnappé par sa concierge qui use de lui en jouet sexuel, moqué par toutes et par tous pour son insignifiance, se fait torrent, et nous entraîne avec férocité dans le flot de ses résignations, de ses ressassements, de ses joies sordides, de ses échecs et de ses folies, dans cette rue Froidevaux au nom évocateur, pour lui, de miasmes et de morts lentes, symbole de sa ligne de conduite désespérée : « vivre le moins possible pour souffrir le moins possible ».

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Cimetière Montparnasse (Photographie ® A. Gelebart)

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La rue Froidevaux était laide comme une salle d’attente de deuxième classe perdue dans quelque banlieue où les trains sont si rares que l’on vient là pour dormir, au milieu des papiers gras et des restes de sandwichs au jambon, et des canettes de bière si misérables, si solitaires, dans l’urine, les confetti, les scintillants et le vomi, et la tristesse des chiens qui guettent la mort sur les murs salis par tant de doigts crasseux. Dans cette rue, on avait toujours la sensation d’un froid glacial, même au mois d’août. Les passants avaient des allures de chrysanthèmes tardifs, et novembre s’éternisait. Le lierre s’agrippait désespérément aux murs des cimetières, mais au fond, on sentait bien qu’il n’y croyait pas , et qu’il avait été placé là par les soins d’un décorateur neurasthénique. En été, les tombes reverdissaient, et le mur avançait imperceptiblement. J’entendais parfois des craquements, la nuit, et cela me donnait d’épouvantables crises d’angoisse. Pauvre imitation de la vie. Comme on se sentait seul dans ce désert. Rue froide. Avec tout ce que cela évoquait: chambre froide, morgue, cadavres abandonnés, jeunes filles à moitié pourries, mauves et vertes et blanches, veaux assassinés à coups de merlin, au petit matin, sous une pluie fine.

Pratiquant un humour du désastre personnel plutôt que collectif, une accumulation dantesque de détails infernaux qui cimentent au quotidien la non-vie de son « héros », Jean-Pierre Martinet manie ici une langue fantasque et bizarrement poétique, dont toutes les ressources sont mobilisées pour engendrer le déséquilibre subtil de la lectrice ou du lecteur, joliment contraint au rire noir par les acrobaties de l’auteur, qui l’entraîne dans la loge de la concierge avec lui, veille de sa fenêtre sur la tombe de son père qu’il peut contempler dans le cimetière d’en face, fusil en main, et se souvient même de ce père pour une fois de plus l’excuser – mieux, l’approuver – d’avoir dénoncé sa propre femme comme juive, durant l’Occupation.

Denis Lavant a joué ce texte en monologue au festival « Seul en scène » en 2009, et on en trouve un beau compte-rendu par Fabrice Chêne dans Les trois coups, ici.

Pour acheter le livre chez Charybde, c’est ici.

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Jean-Pierre-Martinet

À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

Discussion

Une réflexion sur “Note de lecture : « La grande vie » (Jean-Pierre Martinet)

  1. J’ai lu ce très bon roman, j’aime beaucoup Jean-Pierre Martinet, il y a aussi « Jérôme » que j’ai adoré…

    Publié par Goran | 4 Mai 2016, 09:47

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