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Notes de lecture 2016

Note de lecture : « Militainment, Inc. – War, Media and Popular Culture » (Roger Stahl)

La guerre américaine contemporaine, spectaculaire et marchande.

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LECTURE EN VERSION ORIGINALE AMÉRICAINE

Militainment

Publié en 2010 chez Routledge, cet essai de l’universitaire Roger Stahl (University of Georgia) propose à la fois l’accompagnement et l’approfondissement du documentaire filmé qu’il avait d’abord produit et réalisé en 2007, « Militainment, Inc. : Militarism and Pop Culture » (dont le DVD est toujours disponible auprès de la Media Education Foundation).

Roger Stahl étudie dans le détail le rapprochement aux États-Unis, à partir de 1980-1985, entre l’industrie du divertissement et du spectacle (incluant désormais la majorité de ce qui fut à une époque les médias, d’information ou d’investigation) – toujours soucieuse de sujets lucratifs supplémentaires – et les instances militaires – bien décidées, après le traumatisme vietnamien, à gagner la prochaine bataille sur le « front intérieur », réputé avoir causé quasiment seul la défaite en Indochine par sa complaisance vis-à-vis des témoignages et des images obtenues indépendamment par les journalistes, en changeant sur le fond la nature même de la propagande de guerre jusqu’alors plus ou moins adroitement mise en œuvre, avec des techniques encore issues, au fond, de la première guerre mondiale (voir, par exemple, « Principes élémentaires de propagande de guerre » (2001), d’Anne Morelli).

À partir de 2002, on pouvait jouer au nouveau jeu vidéo de recrutement, « America’s Army », ou à l’un des autres jeux de guerre développés simultanément à l’invasion télévisée de l’Irak. On pouvait fantasmer en se glissant à bord d’un char de combat ou d’un Hummer blindé pour évoluer à travers un ensemble de situations de télé-réalité apparues au moment même du conflit. Le « Embedded Reporting System », comme on l’appelait, offrait une gamme voisine de plaisirs, se présentant même comme le top de la télé-réalité. Au début du nouveau siècle, il semblait que les États-Unis étaient devenus une nation de touristes virtuels de la guerre. (Traduction improvisée par mes soins)

Roger Stahl conduit son étude en cinq chapitres denses.

Le premier se consacre à l’ensemble de phénomènes et de moyens, fortuits ou non, ayant permis le passage de la guerre américaine contemporaine au spectacle puis à l’interactivité, en analysant la manière dont le citoyen-spectateur, encadré par les appareillages idéologiques divertissants de la « guerre propre », du techno-fétichisme et du « soutien aux troupes », abandonne son rôle critique (au sens fort et originel du terme) pour s’installer en mode de consommateur passif.

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Le documentaire de 2007 (DVD).

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Cette extrême spectacularisation, dans l’usage de codes narratifs et visuels bien spécifiques, avec ses conséquences logiques en termes de mode d’appréhension de la guerre contemporaine, permet à l’auteur de rappeler cette citation de Guy Debord dans « La société du spectacle » :

Là où domine le spectaculaire concentré domine aussi la police.

Le deuxième se penche sur le lien surprenamment (ou non) étroit entre le changement du paradigme filmique des sports (et tout particulièrement des sports collectifs) qui a vu émerger depuis vingt ou trente ans une théâtralisation de l’affrontement et une rhétorique guerrière antique comme rarement auparavant (et dont l’orchestration de l’excellent « Fin de mi-temps pour le soldat Billy Lynn » (2012) de Ben Fountain fournit une excellente mise en fiction), et ce d’une manière beaucoup plus subtile et beaucoup plus efficace que ce que dénonçait en son temps le film trop caricatural qu’était le « Rollerball » (1975) de Norman Jewison renvoyant à une autre génération de liens entre sport, spectacle et guerre. La convergence (que l’on peut même observer ailleurs qu’aux États-Unis, et qui a aussi contaminé ces vingt dernières années le monde de l’entreprise, désormais gorgé également de slogans sportifs) entre les champs métaphoriques du sport et de la guerre va désormais beaucoup plus loin que les associations traditionnelles et historiques relevées longuement en leur temps par Roger Caillois ou Johan Huizinga, et est plus systématique et plus profonde que ce qu’indiquait l’analyse plus récente de Victor Davis Hanson dans « Le modèle occidental de la guerre » (1989) ou dans « Carnage et culture » (2001). L’analyse fine de la convergence entre les sports de l’extrême et la rhétorique du guerrier nouveau, flagrante dans les spots de recrutement des quatre armes depuis une quinzaine d’années fournit à l’auteur son lot d’images particulièrement saisissantes.

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Que signifie cette fusion des sports extrêmes et du discours de la guerre ? À un premier niveau, cette culture de l’extrême fournit le moyen de négocier de nouvelles narrations visant le corps politique global à travers son corps même. Mais de manière sans doute encore plus significative, elle a été centrale pour intégrer la guerre contemporaine dans une véritable pratique de consommation. (…) Les sports extrêmes offrent un scénario et un objectif qui permettent une consommation interactive de la violence d’État. (Traduction improvisée par mes soins)

La troisième partie décrit la fusion impressionnante qui s’opère à partir de 1991, mais surtout à partir de 2001-2003, entre le film de guerre, le reportage et la télé-réalité, avec notamment une implication de plus en plus massive du Pentagone dans la production d’images et dans la relecture des « scénarios » en échange de fourniture de matériels et d’heures militaires aux cinéastes d’Hollywood, aux reporters « intégrés » (dont les tours et détours ont été fort utilement mis en évidence par Anne Nivat dans son « Les brouillards de la guerre » de 2011) et aux animateurs de télévision post-« Survivor ». Côté fiction, c’est bien entendu ce processus poussé à l’extrême que traquait, en l’anticipant de plusieurs longueurs, avec un humour terrifiant Larry Beinhart dans son « Reality Show » (1993), joliment transformé en film (« Wag the Dog », 1997) par Barry Levinson. Passant en revue films à grand spectacle comme bandes d’actualité, jeux télévisés comme talk shows, Roger Stahl documente avec conviction ce processus d’interpénétration consensuelle, économique et festive, dramatisante et consommationnelle, par lequel les notions d’information et de citoyenneté critique, qui allaient de pair dans une conception ancienne des médias, se dissolvent dans un regard interactif permanent, homogénéisé et sans distance, parvenant à rendre, en parodiant la célèbre phrase de Samuel Fuller, la guerre véritablement montrable – et terriblement ludique – sans avoir à subir l’entrée des balles dans son corps.

En tant que production VH1, un thème essentiel de « Military Diaries » était la musique, plus particulièrement la musique que les soldats écoutaient en mission. D’après Cutler (le producteur), « nous espérons découvrir la bande-son de la guerre contre le terrorisme ». Cette métaphore, bien entendu, positionne bien d’emblée la « guerre contre le terrorisme » comme un produit destiné à l’écran, peut-être même comme un show de télé-réalité en soi. (Traduction improvisée par mes soins)

Et l’on retrouve ainsi cette curieuse spirale d’aberration qu’Emmanuel Adely donne si somptueusement à lire dans son « La très bouleversante confession de l’homme qui a abattu le plus grand fils de pute que la terre ait porté » (2014).

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La quatrième partie, de même, décrit, stade suprême de l’interactivité orchestrée, paradoxalement démobilisatrice, le processus de convergence entre simulateurs de combat professionnels et jeux vidéo grand public. Facilement observable pour toute amatrice et tout amateur, l’accélération du phénomène est néanmoins spectaculaire, et sans aucun caractère fortuit. Roger Stahl montre (et cite de nombreux extraits d’entretiens à l’appui) à quel point la quête de « réalisme » des concepteurs de jeux et le besoin simultané d’entraînement aux manettes et de « mise à distance » d’une partie de la réalité chez les responsables militaires (comme le rappelle avec brio Grégoire Chamayou dans sa « Théorie du drone » de 2013) engendre une puissante résonance entre ces univers jadis disjoints. C’est aussi ce phénomène qu’avait mis en évidence il y a quelques années l’artiste Haroun Farocki, notamment lors de la passionnante exposition « Topographies de la guerre » organisée au BAL (Paris) à l’automne 2011, avec son oeuvre « Serious Games 4 ».

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Dans la nouvelle guerre interactive, des genres que l’on pensait jadis bien disjoints ont forgé de nouvelles et étranges alliances. Les news sur la guerre ressemblent à un jeu vidéo, et les jeux vidéo ressemblent à des news sur la guerre. Les simulateurs officiels de l’armée entrent sur les marchés commerciaux, et les jeux vidéo grand public sont utilisés dans le cadre d’exercices militaires. Les publicités vendent des jeu vidéo en usant d’une rhétorique patriotique, et les jeux vidéo sont utilisés pour faire la publicité du patriotisme. Le business du jeu travaille étroitement avec les militaires pour répliquer au mieux les outils de la violence d’État, le business de la violence d’État à son tour utilise le jeu pour ses fins institutionnelles. (Traduction improvisée par mes soins)

La dernière partie enfin, semblant boucler avec une histoire ancienne, s’intéresse aux nouvelles générations de jouets militaires et guerriers, aux héritiers contemporains des « petits soldats » et des « maquettes d’avions » de certaines de nos enfances, pour étudier la manière dont ils sont eux aussi affectés par l’avènement du militainment. Roger Stahl en profite pour signaler abondamment les profits non négligeables engrangés par de très nombreux fabricants usant en tout cynisme du « patriotisme » comme argument pour des ventes par ailleurs parfaitement commerciales (sans aucune donation à une cause, par exemple). Le profane ne réalise sans doute pas que les ventes de jouets authentiquement militaires ont été multipliées par plus de cinq aux États-Unis, depuis septembre 2001, manne à laquelle l’armée elle-même a souhaité participer, en lançant en 2003 ses propres collections de jouets « officiels ».

Roger Stahl nous offre au global une passionnante étude, minutieuse malgré sa relative brièveté, à la documentation impeccable et aux abondantes notes de fin d’ouvrage, dont les préoccupations constituent un apport convergent et déterminant, quoique d’une nature bien différente, par rapport au travail de Christian Salmon (entre autres) sur les caractéristiques du storytelling dominant contemporain, et dont a problématique irrigue de facto de nombreuses œuvres littéraires décisives de ces dernières années, que j’ai essayées de citer, pour certaines, au passage de chacun des cinq chapitres.

On peut consulter ici une bonne vidéo d’interview de l’auteur (en anglais).

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À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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