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Notes de lecture 2016, Nouveautés

Note de lecture : « Mailloux » (Hervé Bouchard)

Cruelle et drôle, la langue unique des tempêtes sous un crâne enfantin du Québec.

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Mailloux

C’est en 2002 qu’Hervé Bouchard, enseignant de lettres à Chicoutimi, apparaît sur la scène littéraire québecoise avec ce premier texte, « Mailloux », qui a tout d’une bombe langagière sans réels équivalents. Publié alors à l’Effet Pourpre, avant d’être repris au Quartanier en 2006, et avant que le Nouvel Attila ne nous en offre une nouvelle et somptueuse édition en janvier 2016, ce torrent de violence gouailleuse, regard porté à cent à l’heure sur un monde à la fois très simple et fort opaque par Jacques Mailloux, enfant, nous entraîne dans une sarabande infernale, très drôle et très cruelle.

On se met à comparer nos couteaux. L’objet était sur la liste, et le père Mailloux a été contraint de me prêter le sien, un gros poignard à manche de nacre avec une lame de six pouces et demi, de quoi ouvrir un ours par le ventre d’un seul trait. Je sors l’arme de son étui. Jacques Mailloux ! Jacques Mailloux ! Me voilà avec des cousins Perron éberlués. L’un montre un minuscule outil à cran d’arrêt, un truc de pacotille avec manche de métal mou et lame assortie, l’autre tend un classique machin bourré d’ustensiles ternis. J’éprouve un sentiment triste à la vue de ce dernier. Une poignante envie. Car il s’agit d’un objet de rêve. Le. Le couteau de poche idéal. Non pas qu’à ma connaissance il soit durable ou qu’on puisse à ma connaissance faire quoi que ce soit avec les ustensiles qui y sont attachés, car ceux-ci se courbent sous la moindre pression, rouillent, se nuisent les uns les autres lorsque dépliés ; mais il s’agit d’un canif d’enfant, un truc génial et vraiment fait pour la survie, la réplique bon marché de celui qu’utilise l’armée suisse dans ses vraies montagnes, dans ses vraies forêts. Un modèle fort répandu. On le retrouve dans la poche de plein de gamins de sept à quinze à peu près, avec quelques variantes dans le nombre d’ustensiles. Posséder un tel couteau, sans avoir à le reconnaître sur le moment, c’est appartenir au monde des flots qui rêvent d’exploits et qui jouent à s’écrouler morts et franchement quand leur ennemi dit pauwf ; c’est vivre avec l’assurance de triompher d’une boîte de haricots au milieu de la forêt ; c’est aussi, tel un pionnier, pouvoir se décapsuler une orangeade dans la prairie ; c’est enfin, comme dans le mot libre, pouvoir piquer son tire-bouchon dans un bouleau malade comme s’il s’agissait de tourner la clef qui ouvre sa propre maison. On ne pourrait sérieusement tremper dans la même eau ce jouet fabuleux et l’arme que je leur montre, là. L’acier étincelle et sa lourdeur a quelque chose de morbide. Par-dessus tout, son étui en cuir, à deux boutons, que je porte à la ceinture comme un fourreau d’un autre âge, est d’un luxe que rien dans ma personne ni dans mon accoutrement ne rappelle. Jacques Mailloux ! Jacques Mailloux ! La voix de la Quinte rousse se joint maintenant à celle des cousins. Elles me désignent toutes trois, vêtu du poignard de mon père, comme une curiosité. C’est insupportable. je suis vu, dénoncé, n’ayant pas la taille de mon nombre, n’ayant pas la taille de mon nombre.

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Lever de soleil sur Chicoutimi en novembre (© Normand Gaudreault)

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Des fragments acérés déversés en vrac torrentueux, à la troisième personne, assortis de titres cocasses de la plus belle eau classique (« Où l’on voit Jacques Mailloux seul dans la chambre de sa mère », « D’une photographie où Jacques Mailloux est en compagnie de son premier amour », « Témoignage de l’enfant grand Gagnon sur ce qu’il vit sur la grosse roche, et ce qui s’ensuivit »,…), nous content l’histoire d’une marmaille bouillonnante, qui grandit comme de la mauvaise herbe effrénée, passant de l’enfance à l’adolescence dans les jeux, les premiers émois amoureux et sexuels, les rapports familiaux, les amitiés et les vacheries, les cruautés aussi, et les drames réels. On se noie beaucoup aux environs de Saguenay, la glace est souvent traître sous les patins des « flots » (les enfants), les voitures y glissent volontiers sur la neige pour finir pliées. On s’y suicide aussi assez souvent. Les enfants n’ignorent rien de tout cela, mais leur frénésie, mise en scène comme un carnaval permanent par Hervé Bouchard, professeur à Chicoutimi et natif de Jonquière (deux des trois « quartiers » de Saguenay, septième ville du Québec avec ses 150 000 habitants), est ici solidement imperméable au désespoir.

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Allez, on dit envoye ! Envoye ! Envoye ! Envoye ! On lance un ballon dans les airs. Celui qui lance le ballon dans les airs, en même temps il crie, il crie un nom, il crie bien fort le nom. Et le crié dont le nom est dans les airs faut qu’il attrape le ballon tout de suite avant qu’il retombe. Pendant que le crié court sous le ballon, les autres, les pas nommés, ils courent aussi loin que possible du crié pis du ballon, O.K. ? Envoye ! Envoye ! Un, deux, trois, go, feu : Mazout ! Mazout, c’est le crié, il se place sous le ballon, il va l’attraper c’est sûr, Mazout il sait pogner. Les autres, vite, ils s’éloignent en vitesse. Quand le ballon revient dans les mains de Mazout, tous s’immobilisent. Ha ! Regarde-le savourer le moment. Mazout tient son nom d’une tache brune qui lui colore l’épaule, une tache brune de naissance qui a la forme d’une coquille de Shell, une épaule de Noir d’Afrique que ça lui fait sa tache, du côté de son bras qui lance les balles et les ballons. Mazout il a du visou. Il va essayer d’atteindre quelqu’un avec le ballon. S’il réussit, ça va, le jeu reprend, il va pouvoir lancer le ballon dans les airs à son tour. Mais s’il n’atteint personne, holà ! Ça vire le jeu de bord, et le flot Mazout il se retrouve au poteau. Au poteau ! Au poteau ! Au poteau ! Le flot s’en va contre le lampadaire et chacun son tour, à trois mètres du poteau, on va tenter de l’atteindre avec le ballon, chacun va lancer de toutes ses forces et tenter de l’atteindre avec le ballon en visant la tête, oui, il faut qu’il meure, il faut qu’il meure, envoye, envoye, on joue, on le fait avec le ballon, on le fait avec des balles dures, on le fait avec des cailloux, va chercher ta carabine à plombs, oui, on va se tirer dessus, on va jouer au plus beau mort, on va se pitcher de la marde, on va remplacer les plombs par des granules de bouffe pour chiens, ça pince, envoye, envoye !

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La guerre des boutons (Yves Robert, 1962)

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Au centre de tout cela, il y a ce Mailloux : « J’ai été Jacques Mailloux, comédien de naissance, enfant sans drame, dehors tout le temps. ». Enfant ordinaire et terrible, qu’il échappe à l’attention de ses parents, au magasin ou ailleurs, qu’il emmène sa bande de flots dans quelque aventure périlleuse ou non, qu’il cède à ses pulsions de découverte sexuelle, qu’il cherche à tout prix à échapper à la honte du pipi au lit qui le poursuit, qu’il travaille à circonvenir un ennemi qui l’humilie, qu’il joue tout simplement, seul ou en groupe, qu’il se prépare à un « stage de survie », qu’il aide son père à bricoler, qu’il soit confronté à un pédophile, il imagine les scénarios nécessaires, révise les litanies qu’il lui faut et invente à jet continu son propre langage, où les mots québecois, d’abord un rien déroutants pour le lecteur « français de France », s’entremêlent joyeusement à l’argot juvénile, aux anglicismes artistement remaniés, aux mots d’enfant et à un sabir hautement personnel, dans une exaltation des sens et de l’esprit d’escalier qui force la complicité avec la lectrice ou le lecteur.

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Les quatre cents coups (François Truffaut, 1959)

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Mailloux chaque matin dans un lit mouillé. Mailloux chaque soir au bord d’un précipice. Mailloux chaque matin dans un lit mouillé. Chaque soir et chaque matin de l’enfant jusqu’à Mailloux quarante, au bord d’un précipice la nuit tombant dans un lit mouillé au réveil. Dans le noir de chaque nuit essayant de résister au sommeil de Mailloux, créer la nuit blanche peuplée sous le plafond lisse sans rien. C’est de là les histoires à repousse-mort. Vers vingt et une heures éveillé seul à l’agonie Mailloux douze dans un dortoir plein de garçons : Arsenault douze, Bilodeau douze, Boily quatorze, Boucher treize, Chouinard onze, Cormier treize, Desbiens douze, Deschênes treize, Dubé treize, Dubois quatorze, Fortier onze, Filion treize, Girard douze, Goroki douze, Gravel onze, Harvey treize, Lemieux douze, Lévesque douze, Moffat treize, Murray treize, Nepton douze, Ouellet treize, Pomerleau quatorze, Sénéchal onze, Simard treize, Tremblay treize, Tremblay douze, Turbide onze, Vachon quatorze. Vingt-neuf comme morts dans le noir paisibles et Mailloux douze seul dans le secret luttant. La bite au chaud trop dans le sac de couchage, prête pour la trahison. La main entre les jambes dans le rôle d’avertisseur. Ça ne marche pas. La main tient emporté le compte-gouttes et fait sans Mailloux les histoires à repousse-mort dans lesquelles Mailloux se noie. Au matin mouillé rien n’est comme si. La honte fait son travail et c’est caché que Mailloux vit. Dans la vase au fond.

Si l’on peut songer par moments à une « Guerre des boutons » survitaminée, dans la glace, la boue et la neige, ou à des « Quatre cents coups » hystériquement retravaillés au débordement et au flux de pensée et d’action, c’est bien par l’écriture forcenée qu’Hervé Bouchard nous emmène, un sourire malin aux lèvres et une lueur hallucinée dans le regard, contempler de très près ces tempêtes qui rugissent sous les crânes d’enfants, en un véritable régal.

Merci à Alban Lefranc, libraire d’un soir chez Charybde en octobre 2015, pour cette magnifique découverte, et à Benoît Virot, du Nouvel Attila, pour cette belle réédition française. Pour acheter le livre chez Charybde, c’est ici.

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À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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