Un grand voyage à tiroirs, songeur et hilarant, dans les pays réels et imaginaires de l’enfance.
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Quand j’étais enfant je trouvais tout normal. Ma mère m’enfermait régulièrement dans la cave, dans le noir complet. Je trouvais ça normal.
La cave était située sur le palier. Chaque appartement disposait de ce petit réduit où l’on pouvait caser tout ce qui encombrait, les balais, le seau, la serpillère, et moi. Au début des années soixante j’étais une petite chose à peine débarquée, mais j’étais tellement furieux que je donnais des coups de pied dans la porte pendant des heures, ou ce qui me semblait des heures, hurlant et trépignant et crachant des larmes de rage. Puis après j’avais peur, je m’asseyais dans un coin, silencieux comme les ombres, guettant son pas à l’extérieur. Peut-être qu’elle allait me laisser là pour toujours ? On ne sait jamais avec les femmes.
Quand je dis que je trouvais ça normal, c’est tout simplement que je n’avais aucun moyen de comparer. Je ne savais pas comment ça se passait pour les autres enfants. On ne parlait pas de ça, à l’école. Car j’allais à l’école, depuis quelque temps. Un jour j’étais sorti de la cour très fier et j’avais annoncé : « J’ai un copain il s’appelle idiot. »
Pour une raison aujourd’hui obscure, je considérais ça comme un titre de gloire. Ça et le fait qu’il savait siffler. Il savait siffler, je ne blague pas. Pourtant lui aussi était haut comme un champignon. Ma mère se livra à une rapide enquête, et il s’avéra que mon copain s’appelait en fait Irridio, comme son père qui était italien. Ce fut une première défaite contre la réalité.
Après, j’ai étouffé. Les parois du cou se sont resserrées au milieu de la nuit, une nuit chaude et sèche. Étouffer, j’avais l’habitude. J’étais arrivé sur terre avec une double circulaire du cordon. La double circulaire du cordon laisse des traces : le désir de vivre, d’aller vers la lumière, entraîne la suffocation et la mort possible. Plus on va vers l’air libre, plus on meurt. Les enfants sont décidément une cause de souci.
On étouffait de toute façon, je suppose. Les grands ensembles, comme on les appelait à l’époque, étaient une nouveauté. Enfin, c’est à la télé qu’on parlait de grands ensembles. Maman disait : « la maison », mais la plupart des gens parlaient de cages à lapins. Je croyais que ça avait quelque chose à voir avec le fait que j’étais son petit lapin. Mais ce n’était pas la vraie raison. Avant, personne n’avait pensé à entasser autant d’êtres humains dans des espaces aussi étriqués, sauf peut-être quand on les mettait en prison. Si par exemple ils avaient tué leur femme, ou volé l’argent des impôts.
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Les romans décrivant une enfance à hauteur d’enfant, tirant, lorsqu’ils sont réussis, une bonne part de leur saveur de la myopie savoureuse du protagoniste principal et de son imagination pour interpréter des faits de vie a priori beaucoup plus aisés à saisir pour nous, avec notre regard de lectrice ou de lecteur adulte, que pour lui, enfant à qui on n’explique pas les choses, ne manquent pas. Certains, en dehors même des grands classiques les plus connus, sont plus que dignes de figurer dans nos bibliothèques idéales : que l’on songe par exemple au « Mailloux » d’Hervé Bouchard, au « Petits combattants » de Raquel Roblès, au « Muette » d’Éric Pessan, au « Livre du dedans » de Patrick Bouvet, au « Tas de pierres » d’Aurélie William Levaux et Christophe Levaux, au « Temps matériel » de Giorgio Vasta, au « Rien n’est crucial » de Pablo Gutiérrez, à « La grande eau » de Živko Čingo, à « La classe de neige » d’Emmanuel Carrère, et bien entendu aux diverses variations endiablées autour du personnage de Chino de Christian Prigent et à la catégorie tout à fait à part représentée par « Les instructions » d’Adam Levin.
On gardera ici une mention toute particulière pour « Hôtel rouge » de Maria Efstathiadi , pour « Inconstance des souvenirs tropicaux » de Nathalie Peyrebonne et pour « Le voyage imaginaire » de Léo Cassil, qui constituent peut-être à eux trois la chambre d’échos rêvée pour se déplacer en plusieurs dimensions simultanées au cœur de cette entreprise hilarante de réécriture d’une enfance, rapatriée d’Algérie sous l’égide d’un père professeur d’histoire au collège et au lycée, confrontée à la trajectoire divergente d’une cousine préférée, coincée discrètement par un frère plus jeune qui ne semble pas se poser toutes les questions du héros et qui ne donne aucun souci à ses parents, lui… jusqu’aux révélations finales amenées avec une extrême finesse et une belle complicité – qui remettent comme il se doit et pour notre joie tout le récit à l’endroit.
Si l’on semble d’abord bien loin des formidables exégèses jouant d’un sens rare de l’exagération sérieuso-comique que sont « Un petit chef d’œuvre de littérature » ou « Les dix meilleurs films de tous les temps », on réalisera vite à la lecture, au fur et à mesure que le jeune héros partagera avec nous ses pensées, ses doutes, ses imaginations et ses constructions, que l’on est peut-être plus près qu’on ne le croirait d’abord de la réflexion songeuse usant de l’arme de la farce que véhiculait, notamment, « Le dernier thriller norvégien » en 2019, à propos cette fois d’autre chose que de littérature stricto sensu, et que la capacité de Luc Chomarat, dans ce « Fils du professeur » publié en août 2021 à La Manufacture de Livres, à nous amener en douceur exactement là où il le souhaitait pour nous y surprendre tendrement et royalement, demeure rarement égalée.
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L’infirmière qui fut chargée de m’injecter régulièrement de la pénicilline, le mardi après l’école je crois, était d’origine italienne, comme Irridio, mon copain qui savait siffler. Mme Buzzi. C’était une femme courte et large, une sorte de cube qui éjectait ma mère de la pièce avec autorité. Les injections de pénicilline sont désagréables, à cause de l’épaisseur du liquide. Mme Buzzi, qui avait de grosses mains d’ours et détestait les enfants, faisait son possible pour que ce soit douloureux. Ça faisait un mal de chien, je n’ai pas peur de le dire.
Ensuite, se produisait le miracle. Mme Buzzi disparaissait avec sa mallette, et ma mère, une jeune femme toute fraîche, presque une enfant, apparaissait à la porte de ma chambre avec la petite voiture qu’elle m’avait promise.
– T’y es déjà allée ?
– Oui.
– Et t’es déjà revenue ?
Elle éclatait de rire devant ma bouille interdite, mes larmes oubliées qui séchaient déjà.
– Oui.
Une Jaguar type E. Je me souviens encore du jour de la Jaguar type E (elle ne choisissait pas toujours aussi bien).
– Une Jaguar, une Jaguar rouge !
Voilà probablement ce qu’éprouvent les hommes qui s’offrent enfin le véhicule de leurs rêves. Mais bien sûr, ce ne sera plus jamais un événement d’une telle ampleur. La dame de vos pensées vous offrant une Jaguar type E alors que vous venez de traverser une terrible épreuve. Ce ne sera jamais aussi intense.
Ma stupéfaction, bien sûr, ajoutait au plaisir. Car je savais très bien d’où venait la petite voiture. C’était une Matchbox, et les Matchbox on les trouvait uniquement à la maison de la presse, sur la colline en face quand ça remonte après l’école. Autant dire qu’elle avait volé jusque là, je veux dire volé comme une sorcière, avec des ailes, un balai, quelque chose de pas normal. Personne au monde ne pouvait faire l’aller-retour à la maison de la presse, à huit cents mètres de là, sans parler de descendre et remonter les dix étages, en quelques secondes à peine.
Je n’ai jamais compris qu’elle avait acheté ma voiture le matin même, pendant que j’étais à l’école. Je n’ai jamais imaginé qu’elle pouvait anticiper cette séance de torture avec l’ignoble Mme Buzzi, quand j’en étais incapable. Pour donner une idée de ma naïveté à l’époque, la vision de ma mère se téléportant comme ils font dans Star Trek, ou traversant huit cents mètres de ciel le plus naturellement du monde, façon Silver Surfer, ça me semblait moins dingue, plus acceptable, que le fait qu’elle savait très bien que Mme Buzzi allait se pointer avec sa mallette et qu’elle n’avait rien fait pour empêcher ça, ou pour assurer notre fuite. Enfin, si, j’ai fini par comprendre. Mais il était tard, il était vraiment très tard, beaucoup plus tard dans ma vie et trop tard pour m’en remettre : ma mère était une magicienne.
Par ailleurs, elle savait que Zorro et Don Diego de la Vega étaient une seule et même personne. Comment elle avait compris ça, mystère. J’étais très sceptique, au début. Je fronçais les sourcils, sans quitter la télé des yeux.
– Mais ça peut pas être lui, Zorro, puisqu’il parle de Zorro.
– Oui, il parle de Zorro (elle avait toujours ce sourire enjôleur et sans réplique, je voyais bien qu’elle en savait long), mais je crois quand même que c’est lui, Zorro.
Évidemment, la suite devait lui donner raison. Zorro et Don Diego de la Vega étaient bien une seule et même personne. Elle pouvait voir des choses qui échappaient au commun des mortels. Qui échappaient au sergent Garcia. Qui m’échappaient à moi.
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Rétroliens/Pings
Pingback: Note de lecture : « L’invention du cinéma (Luc Chomarat) | «Charybde 27 : le Blog - 25 avril 2022