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Notes de lecture 2015

Note de lecture : « L’aile tatouée – Orbitor III » (Mircea Cǎrtǎrescu)

Le troisième tome éblouissant d’un phénomène littéraire total.

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L'aile tatouée

Publié en 2007, traduit en français en 2009 par Laure Hinckel dans la collection « & d’Ailleurs » de Denoël, le troisième et dernier volume de la souple trilogie de Mircea Cǎrtǎrescu, après « Orbitor » (1996) et « L’Œil en feu » (2002), constitue le point d’orgue de cette formidable saga, animée par une science proustienne du souvenir cathartique, de l’enchâssement des plans narratifs et des subtiles bombes à retardement, mais une science proustienne qui, ici plus encore que dans les deux tomes précédents, aurait été patiemment transfusée d’un fantastique aux résonances jungiennes, d’un folklore déguisé puisé en Roumanie et en Hongrie mais aussi dans une bonne partie de l’Europe Centrale et Orientale, et d’un réalisme journalistique prenant dans ses interventions incisives les allures plaisamment incongrues d’un Robert Capa ayant absorbé suffisamment de substances chimiques diverses pour muter aléatoirement au fil des pages en un composé de Hunter S. Thompson et de Lester Bangs.

C’était en l’an de grâce 1989. Les hommes entendaient parler de guerres et de révoltes, mais rien ne les effrayait, car tout cela devait advenir. C’était comme aux jours de Noé : tous buvaient, mangeaient, se prenaient pour femme ou pour mari, comme ils le faisaient déjà au temps de Nimrod le puissant chasseur, et comme le feraient aussi leurs enfants, espéraient-ils, et les enfants de leurs enfants, pour des siècles et des millénaires. Aucun d’eux ne vieillirait ni ne mourrait, sa descendance ne s’éteindrait jamais, l’homme affronterait et serait le vainqueur de tout cataclysme, jusqu’à la nuit des temps. Et si le Soleil se transformait en une géante rouge et englobait une par une toutes les planètes alentour, les hommes, qui entre-temps auraient appris à voler, migreraient vers d’autres constellations où ils mangeraient, boiraient et se prendraient encore pour femme ou pour mari. Et si l’univers en éternelle expansion se refroidissait peu à peu jusqu’à l’extinction finale, les hommes passeraient par des hyperespaces et des trous de ver dans des univers parallèles, des univers enfants, des mondes évolués et soumis à la sélection darwiniste pour pouvoir les abriter eux, les immortels, afin qu’ils puissent boire et manger encore. Aucun Elohim n’existait encore pour dire : « Cessez de compter sur l’homme, qui n’a qu’un souffle dans ses narines ; car quel cas peut-on faire de lui ? »

Aripa dreapta

D’une manière peut-être encore plus implacable, plus déterminée, mais aussi plus follement onirique encore que dans « Orbitor » et dans « L’Œil en feu », Mircea Cǎrtǎrescu extrait de souvenirs d’enfance toujours dépareillés en apparence, mais glanant, au fil de ces 610 pages et des 1 000 pages les ayant précédées, toujours davantage de cohérence redoutable, remplaçant comme toile principale, destinée à résonner avec ces bribes de mémoire enfuie, les années 1930-1950 du tome I et les années 1960-1970 du tome II par celles entourant la « Révolution roumaine » de 1989, présentant notamment l’ascension et la chute de Nicolae et d’Elena Ceausescu. Comme il nous y a désormais (presque) habitués, il entrelace ainsi des descriptions extrêmement réalistes de la société et de la politique roumaines, jaugées à un environnement résolument mondial, à des échappées torrentielles d’imagination prenant l’allure de rêves de plus en plus apocalyptiques et cosmiques, qui incarnent la manière dont le matériau assemblé et sculpté par un auteur mystérieux (qui peut être le petit Mircea devenu adulte, mais qui ne s’y limite certainement pas) pour son Grand Livre s’échappe en permanence dans le réel, y entraînant mutations hasardeuses et grands desseins quasiment chamaniques.

Chaque matin, elle disparaît quelque part. Elle rentre bleuie de froid, des cernes sous les yeux. Même si elle rapporte un paquet de griffes et de cous de poulet, même si elle a réussi ce miracle-là, elle a l’air perdu et mauvais : elle nous a apporté à becqueter, qu’on s’en mette jusque-là, qu’est-ce qu’on sait, nous, de ce que ça veut dire faire la queue de cinq heures du matin à… regarde, il est presque midi ! Qu’ils aillent tous au diable, qu’est-ce qu’y veulent qu’on mange ? Ça non, ça non… regarde pour quoi j’ai attendu à me geler les os ! Et maman déballe sur la toile cirée un petit tas humide de pattes de poulet, cadavéreuses, aux griffes crispées, coupées juste sous le manchon, car le manchon part avec les cuisses, à l’exportation… Les gens se battent pour ces morceaux pleins d’écailles qui ressemblent à des reptiles. Une autre fois, elle pose sur la table un gros morceau de « jambon ». Personne ne sait de quoi c’est fait. Ça tremble comme de la gelée. On y trouve comme du chiffon. Dans la bouche, ça fond en cartilages et en quelque chose de farineux. On ne peut déterminer si l’odeur d’essence provient du camion qui l’a transporté ou s’il est composé de je ne sais quels produits artificiels. « Qu’ils aillent se faire voir ! » Maman ne se retient plus. Elle en a assez. Elle ne parvient plus à faire face. Et ce n’est pas de morfler, de se bousiller les jambes à faire la queue ni de rentrer avec des glaçons dans les sourcils, non, c’est de ne plus avoir quoi nous donner à manger alors que c’est toute sa raison d’être depuis qu’elle est en âge de comprendre. Et ça la rend folle.

Maison du Peuple

Bucarest : la Maison du Peuple (aujourd’hui, Palais du Parlement)

La « Maison du Peuple », deuxième plus vaste construction au monde après le Pentagone, le plus immense sans doute des rêves mégalomaniaques de Nicolae Ceaucescu, domine, de sa haute et puissante silhouette habillant d’imposants et souvent mystérieux vides intérieurs, ce troisième tome. Ses labyrinthes ne dédaignant pas l’emphase des hauteurs de plafond et du marbre contrastent durement, cruellement, avec les intrications méticuleuses de la vie quotidienne des personnages, roumains « ordinaires », artistes toujours en douloureuse gestation, ou membres de la Securitate, que l’on découvre en détail désormais sous les traits de certains protagonistes des volumes précédents.

Je dors sur le dos, inerte gisant de roi, sur son caveau. Dans la profondeur de mon lit gît une charogne enveloppée de chiffons. Au-dessus, mon spectre plongé dans le sommeil. Vide et inconsistant, taillé dans une craie couleur d’ambre. Enveloppé dans les draps, je ressemble, du plafond d’où je me regarde, à un cocon tissé de fils de soie. Mes paupières closes sont les bosses du rêve. Elles recouvrent à présent tout mon visage. L’ombre de mes cils court en oblique sur mes joues à chaque passage du tram sur la chaussée, occasionnant des étincelles au contact des fils humides. Mes globes oculaires glissent lentement sous les paupières, on les entrevoit vitreux, sous la peau fine et translucide. Puis ils plongent dans la chair frémissante du cerveau, comme des petites cornes d’escargot se retirant dans leur coquille.

Jung

Carl Gustav Jung, « Le livre rouge »

Placé sous le signe triomphant du papillon, qui hantait déjà les deux premiers volumes mais qui révèle ici toute son ampleur symbolique et mythologique dans des rêves éveillés dignes du Carl Jung du « Livre Rouge » (1913-1930), au carrefour de la flamme à laquelle on se brûle, de la vie éphémère, des taches de Rohrschach, des os iliaques collectionnés par un tueur maniaque antéchristique et de moins en moins mystérieux, que l’on sentait poindre sous les décombres accumulés, et de la théorie du chaos où René Thom s’en servit de manière devenue si emblématique, « L’aile tatouée », donnant aussi leur place définitive et essentielle aux statues de Bucarest, succédant à celles d’Amsterdam dans « L’Œil en feu », clôt ainsi le cycle magique de Mircea Cǎrtǎrescu en véritable apothéose, maintenant une tension dramatique croissante tout au long de ses pages, condensant la puissance proustienne de « La prisonnière » et d’ « Albertine disparue » pour obtenir tout l’effet de résolution du « Temps retrouvé », dans une transmutation nourrie de fantastique canalisé, dans laquelle chaque image évoquée durant 1 600 pages tombe à sa place et concourt à faire des cent dernières pages du livre l’un des « finaux » les plus époustouflants sans doute jamais écrits.

VLUU L210  / Samsung L210

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« Malheureusement, les amis, il faut regarder la réalité en face : nous sommes fatigués, malades, ruinés. Les pluies nous ont lavés, les vents nous ont léchés. Je… vous aurais bien guidés dans l’assaut final, car je ne suis plus à un Palais d’Hiver près, mais… (ici la statue se voûta et des gouttes de métal fondu lui coulèrent le long des joues) … je suis compromis, mes frères, les capitalistes m’ont totalement démonétisé… » Lénine était secoué de sanglots, appuyé contre les murs de l’université, si bien que de plus en plus de guirlandes et de mascarons de plâtre se brisaient sur son dos. Le bâtiment entier vibrait d’ailleurs dangereusement. Dans une des tours de tôle donnant sur la place, un terroriste en costume noir de tankiste et la cagoule sur la tête tressaillit dans son sommeil, serrant plus fort contre lui son pistolet automatique. C’était pas juste ! Le boulot ne devait commencer qu’à six heures du matin ! Il passa la tête par l’œil-de-bœuf et contempla d’un air las l’océan de statues. Que voulaient encore ces merdeux couverts de fientes ?

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Œuvre essentielle, fondamentale, associant – d’une manière extrêmement orchestrée sous l’apparence du foisonnement anarchique – des centaines de motifs arrachés à des registres extrêmement différents, le cycle de Mircea Cǎrtǎrescu est bien l’un de ces chefs d’œuvre aveuglants (« Orbitor » signifie « aveuglant » ou « éblouissant » en roumain, comme nous le rappelle la traduction anglaise, qui a choisi de l’intituler « Blinding »). Exigeant et jouissif, complexe et hilarant, il a tout pour ébranler profondément et joyeusement la lectrice ou le lecteur qui s’y plonge.

Ce qu’en dit Nathrakh avec force dans feu Le Cafard Cosmique est ici, ce qu’en dit avec conviction le Magazine Littéraire (rappelant à bon droit la composante de « Divine Comédie » dantesque contemporaine qui habite le roman) est . L’article du Canard Enchaîné, avec ses clins d’œil, se trouve sur le blog de Laure Hinckel (qui livre ici une formidable traduction – à laquelle on ne trouvera guère à reprocher que la trop habituelle confusion entre « mitraillette » et « mitrailleuse ») est .

Pour acheter le livre chez Charybde, c’est ici.

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Blinding

À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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