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Notes de lecture 2015, Nouveautés

Note de lecture : « Buckaroo » (Marie Van Moere)

Les grands espaces imaginaires de l’artiste ironiquement et poétiquement rattrapés par sa paralysie et son sevrage.

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Buckaroo

Publié en octobre 2014 chez e-fractions, ce deuxième texte de Marie Van Moere, après son roman « Petite louve », propose une rêverie incisive sur la création poétique rock, autour de la figure mythique de Robert Wyatt qui, s’il n’est nommé qu’indirectement, dans l’exergue, irrigue de sa présence musicale forcenée cette quête solitaire de l’artiste désormais paralysé, ayant dû renoncer à la plupart de ses frasques de jeunesse, confronté à la nécessité vitale de retrouver, rebâtir, exhumer une nouvelle envie de créer, sur des bases presque obligatoirement bien différentes. Mais cela est-il simplement possible ? Ou la nostalgie n’a-t-elle pas vocation à s’imposer par tous les moyens ? Comment déjouer ce piège tendu à la nécessité poétique ?

La petite voisine de la grande maison d’en face ouvre la porte à double battant. C’est l’heure de l’école pour les enfants. Il ouvre les yeux. Elle lui jette un geste rapide pour le salut quotidien et n’oublie pas de lui sourire. Elle lui sourit parfois plus qu’à ses enfants qu’elle aime de tout son cœur. Il n’y a pas qu’un amour ; elles sont toutes aussi différentes que les constellations primitives. Son salut façon lady des quartiers bourgeois, c’est comme un cocktail Molotov à chaque lobe. Lui, il est l’écrivain handicapé ancien alcoolique qui refuse l’auto-apitoiement mais subit la condescendance sociale, alors il lève la main derrière sa verrière, renvoie le geste à la jeune femme en contrebas, garde le souvenir du sourire qui le ravivera quand il décidera de l’ouvrir sur son jour. Peut-être qu’elle passera le voir tout à l’heure.

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Robert Wyatt.

 

En 34 pages d’une belle densité, Marie Van Moere nous offre une exceptionnelle tempête sous un crâne de poète rivé à sa chaise roulante. Honte, culpabilité, regret, assomption, désir d’alcool, sentiment d’absurde, résignation, mais aussi lucidité, folie musicale et romanesque, sagesse paradoxale, rêve et espoir s’affrontent, implacablement. Livrant le récit qui émerge de cette lutte, « l’histoire de buckaroo » qui donne son titre au texte, l’auteur dessine un étonnant filigrane, un double improbable, une imprégnation réciproque inattendue du réel et de l’imaginaire, et ainsi, la confusion sublime qui baigne toute poésie s’impose in fine.

Il a envie d’écrire une histoire de garçon vacher du Grand Ouest. Il n’y a aucun veau à émasculer dans le salon derrière lui. Lui est le veau. Et même pas. Les mustangs galopent dans les plaines quand il lui faut dix secondes pour atteindre le bout du couloir en fauteuil roulant et virer avant de s’enfoncer dans le mur. Il lui est arrivé de ne pas réduire sa vitesse et de rigoler comme une outre fendue avec une dent pétée, bavant du sang, les roues au sol dans son visuel. C’est l’échine qu’il a perdue en premier en chutant par la fenêtre nu comme un ver, comme un cow-boy à poil dans une rivière face à la tribu indienne alignée sur la berge. Le rideau auquel il s’est raccroché pour ne pas tomber quelques mètres plus bas sur les pavés ne l’a pas protégé du regard de sa femme se penchant à la fenêtre.
Il a envie d’écrire une histoire de buckaroo mais il n’a plus de jambes. Bon sang ! Il voudrait qu’une gonzesse monte un bras de canapé et se cambre telle la rodéo girl championne de bull électrique et pour les empotées, il faut retourner la chaise de bureau, écarter les jambes gracieusement, s’asseoir, faire corps par l’aine dans un roulis de hanches. Ses jambes sont restées accrochées au temps passé, heureusement le plaisir cérébral l’inonde encore.

Texte surprenant, d’une troublante beauté, franchissant par magie l’espace qui sépare le confinement de l’artiste en sevrage dans son appartement des vastes horizons alcoolisés des cowboys et de leurs pickups de l’Ouest américain, il contribue aussi à nourrir subtilement cette légende du rock et de l’écriture, sous les formes variées que le catalogue e-fractions constitue au fil des publications, avec, par exemple, le « Une légende » d’Olivier Martinelli, le « Peau d’orange » de Sébastien Doubinsky, ou encore « L’attente » de Jerry Wilson.

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mvm

À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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