Insolite road novel marseillo-corse aux chairs très à vif, redoutablement violent et néanmoins pudiquement tendre.
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Publié en 2014 à la Manufacture de Livres, repris en poche chez Pocket en juin 2015, le premier roman de Marie Van Moere – dont j’avais beaucoup apprécié, dans un registre fort différent, le « Buckaroo » publié chez e-fractions, en forme de bel hommage acide à Robert Wyatt – est de ces noirs brûlots qui ne peuvent laisser la lectrice ou le lecteur indifférents, mais qui s’exposent peut-être, paradoxalement, en 250 pages, à laisser sur la petite faim d’une novella déployée dont on aurait aimé profiter encore.
Association surprenante et hautement réussie de violence déchaînée et de pudeur sentimentale intense, « Petite louve » commence son torrent de chairs malmenées et de corps en peine par les plaies à vif sur les mains d’une travailleuse, peu habituée à manier la pelle et la pioche, surtout lorsqu’il s’agit de creuser à la sauvette la tombe de l’homme qu’elle vient de tuer, violeur de sa petite fille depuis lors anorexique, qu’un vice de procédure vient de sortir des Baumettes.
Il faut alors fuir, mère et fille, sans le père déjà traumatisé ayant fui il y a peu vers d’autres plaisirs et repos, car le petit clan familial gitan dévoyé auquel appartenait le bourreau devenu victime sera sans doute bien vite sur leurs traces.
La balle s’était logée dans l’os pariétal. Imprévu. Jamais elle n’aurait imaginé qu’il fut si physique d’ouvrir un crâne à la pioche. Celui-ci brisé, elle s’agenouilla derrière et y plongea les mains. La détermination ne tolérait pas le dégoût. Elle s’arrangea pour éviter les yeux, cura les reliquats de cervelle et les déposa sur le côté. Sa main glissait, elle eut le plus grand mal à dégager la balle du crâne. Quand elle y parvint, elle leva les quelques grammes de métal vers le ciel et en vérifia l’intégrité. Il s’agissait de ne pas confondre avec un morceau d’os englué dans la matière. Dans l’obscurité, elle vit simplement que ses mains étaient assombries jusqu’aux poignets, et se nettoya longuement au bidon d’eau.
L’horizon oriental débordait les reliquats de ténèbres, prime lueur que nul n’aurait donnée victorieuse. Elle poussa le corps enroulé et sanglé dans la couverture au fond du trou, recouvrit le paquet par des paquets de cailloux et de terre et compacta l’ensemble en sautant dessus. Puis elle remit son jeans et enfila sa veste à même la peau, regarda ses mains, vérifia que rien ne traînait. Les bruits de la boîte de nuit s’étaient tus. Elle jeta un dernier coup d’oeil à l’endroit et monta dans le 4×4 qui surplombait la ville. L’aurore était là, il fallait partir. Elle but toute sa bouteille d’eau et s’arracha à l’endroit une cigarette à la bouche.
Naviguant avec précision, malgré les hasards apparents, entre mer et montagne, parmi les paysages corses estivaux entre Bastia et Corte, Marie Van Moere épaissit la cavale au fil des pages, donnant leur chair et leurs âmes (quelles qu’en soient la nature exacte) aux frères gitans Ari et Ivo, à leur sœur Dolora, et même au défunt Toni, exécuté dès la première page, à la mère et à la fille en fuite, dans leur tunnel de troubles obsessionnels-compulsifs, et au berger corse rencontré incidemment, Orsanto, sauvage et néanmoins Samaritain potentiel : une galerie ramassée de personnages pour construire à cent à l’heure une tragédie grecque explosant de sexe et de sang.
Elle n’était pas méditerranéenne de souche, elle l’était devenue par adoption. La plage était immense, long cordon lagunaire face à l’île d’Elbe et l’Italie. Sa mer originelle était l’Atlantique des plages landaises. Ici, ce n’était pas l’océan. C’était la Méditerranée et ses îles, les mythologiques Ulysse et Pénélope, l’hybris et les drames, le feu grégeois et le sang bouillonnant, mer de tourments contenus puis révélés. Dans ses souvenirs, elle s’était toujours découverte au bain d’acide, comme une plaque de cuivre. Quand cette plaque commençait à verdir, la mer aussi était capable de racler les souillures. Un baptême renouvelé. Se baigner, loin, dans le silence, flotter au-dessus d’une étendue d’algues, plonger en apnée et s’y blottir les yeux fermés en luttant contre la remontée, remonter, inspirer, flotter encore puis redescendre chercher une poignée de sable qui s’évanouira dans la main, émerger à la limite de la noyade, inspirer comme la première fois. Rentrer au rivage et sentir la pesanteur l’enserrer de nouveau, étourdie par cette légèreté fugace que ne connaissent ni les coureurs de fond, ni les chuteurs.
Déchaînements de désirs comprimés, obsessions construites autour de leurs absences, quêtes de sérénités impossibles parmi les erreurs et les faux-semblants : rares sont les premiers romans à atteindre aussi singulièrement une pureté noire et paroxystique, au prix peut-être de quelques ellipses qui créent autant de poésie paradoxale qu’elles n’entretiennent une légère frustration narrative. Comme le laissait aussi supposer « Buckaroo », Marie Van Moere semble ainsi disposer de très sérieuses munitions pour nous enchanter et nous surprendre.
Les beaux avis de Garoupe et d’Encore du Noir sont ici et là.
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« Insolite road novel marseillo-corse aux chairs très à vif, redoutablement violent et néanmoins pudiquement tendre. » Magnifique analyse de ce titre.
Merci !!!