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Notes de lecture 2015

Note de lecture : « Rue des Maléfices – Chronique secrète d’une ville » (Jacques Yonnet)

La chronique intime d’un Paris occulte et souterrain sous l’Occupation.

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Rue des maléfices

Publié en 1954 sous le titre « Enchantements sur Paris », l’ouvrage le plus connu du poète, résistant, chroniqueur et vrai-faux vagabond Jacques Yonnet a depuis été maintes fois réédité, la dernière fois par Phébus dans sa collection Libretto.

Œuvre psychogéographique avant la lettre « situationniste », souvent associée à celles de Jean-Paul Clébert et de Robert « Bob » Giraud, comme le rappelle notamment l’Anglais Merlin Coverley dans son excellent essai, « Rue des Maléfices » raconte sous forme de carnet, illustré de nombreuses photographies de Robert Doisneau, proche ami de l’auteur, les pérégrinations de l’auteur, vaquant à ses missions de résistance durant l’Occupation, tout en poursuivant son exploration personnelle de certaines légendes urbaines, de mystères occultes, d’histoires « vraies » insolites, dans l’étonnant milieu des authentiques clochards, semi-clochards, déclassés divers et marginaux, sympathiques ou non, de la « Mouffe », de la « Maube » et des Halles.

Il n’est pas de Paris, il ne sait pas sa ville, celui qui n’a pas fait l’expérience de ses fantômes. Se pétrir de grisaille, faire corps avec l’ombre indécise et fade des angles morts, s’intégrer à la foule moite qui jaillit ou qui suinte, aux mêmes heures, des métros, des gares, des cinémas ou des églises, être aussi bien le frère silencieux et distant du promeneur esseulé, du rêveur à la solitude ombrageuse, de l’illuminé, du mendiant, du pochard même : ceci nécessite un long et difficile apprentissage, une connaissance des gens et des lieux que seules peuvent conférer des années d’observation patiente.
C’est à la faveur des époques tourmentées que le véritable tempérament d’une cité – à plus forte raison du magma des quelques soixante villages qui constituent Paris – se manifeste. Depuis treize années, j’ai consigné des notes de tous ordres, historiographiques surtout, car tel est mon métier. J’en détache ce qui a trait à une suite d’événements dont je fus le témoin ou le très falot protagoniste. Une sorte de pudeur, de crainte indicible m’empêcha jusqu’à ce jour de venir à bout de cette œuvre.

Rue des Maléfices en PBP

Qu’il s’agisse d’explorer tel ou tel rade bien particulier, de décrypter le rapport d’anciens taulards à leurs tatouages, de retracer la généalogie d’une maison mystérieusement disparue, de mesurer les pouvoirs occultes d’un étrange gitan, de découvrir le sens caché de certains toponymes, patronymes ou surnoms, de dénoncer au passage certaines fortunes bourgeoises bien mal acquises, de raconter l’incroyable destinée d’une vieille dame accueillant les chats du quartier, de distinguer le bon grain et l’ivraie parmi la faune des brocanteurs et autres « récupérateurs », Jacques Yonnet distille son récit complice, amusé, diablement sérieux et prêt à chaque instant au clin d’œil entendu.

C’est au crépuscule que la Mouffetard, l’antique « Via Mons Cetardus », vaut d’être parcourue. Les bâtisses n’y ont que deux ou trois étages. Beaucoup sont coiffées de pignons pointus. Nulle part dans Paris, ailleurs que dans cette rue, n’est plus sensible à l’homme qui marche la connexion, la fraternité sournoise qui lie les maisons jumelles.
Jumelles pour leur âge, non par leur emplacement. Que l’une d’entre elles donne des signes de décrépitude, incline le front, perde, comme un chicot, un coin de corniche : dans les heures qui suivront, sa sœur éloignée de cent mètres, mais conçue selon les mêmes plans et bâtie par les mêmes hommes, se sentira, elle aussi, les jambes de laine.
Les maisons vibrent par sympathie, comme les cordes d’une viole d’amour.
Comme des charges de cheddite qui se donnent le mot pour exploser ensemble.

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Jacques Yonnet (1915-1974)

Introduisant subrepticemement au détour des pages, dans une chronique ambulatoire de ces années grises, le surnaturel et le magique en défiant le lecteur de n’y pas croire, tout en fournissant soigneusement les gages de rationalité nécessaires, Jacques Yonnet réalise ainsi, autour de sa galerie de lieux et de personnages, de situations et de moments, ce que l’on pourrait aussi appeler une bien curieuse transposition urbaine anticipée de « Les Mots, la Mort, les Sorts : la sorcellerie dans le bocage » (1977) de l’ethnologue Jeanne Favret-Saada.

C’est épatant comme on se sent bien chez Pignol. Une connivence tacite, et de tous les instants, s’affirme entre les gens qui y fréquentent. La sélection s’est opérée d’elle-même : truands crevards, putains déshydratées, empafés d’indics de la basse flicaille, bourgeois un peu trop conformistes, sauf pour la livre de bidoche au noir et le calendo sans ticksons, se trouvent ici trop mal à l’aise. Ils n’ont qu’à mettre les adja. De même quiconque ne répond pas aux exigences pignolesques : en premier lieu, bouche cousue. La guerre ? histoire ancienne. Les Chleuhs ? connais point. La Russie ? changez à Réaumur. La police ? en fallait bien autrefois, pour régler la circulation… Chez Pignol, le silence constitue la principale, la plus difficile et la plus longue épreuve d’intronisation.
Après, il y a les impondérables. Ca marche par règle de trois : les têtes qui ne reviennent pas aux têtes qui me reviennent sont des têtes qui ne peuvent pas me revenir. Syllogismes bien sûr. Et du balai !…
Ô dussèche ! Vous effarouchez point du mien vocabulaire. Sommes pas mardi-gras. Employer d’autres mots serait trahir ces gens que j’aime trop. Et trahir vous aussi, dans la mesure où vous décréterez que j’ai « tout le temps », ou bien conviendrez de l’inverse. Pigez !…
… Alors la plus invraisemblable cohésion est née entre personnages fabriqués normalement pour se mépriser avec ferveur les uns les autres. Quelle faune, mes aïeux !

Un livre précieux qui doit figurer notamment en bonne place dans la bibliothèque mentale de tout amateur de Paris, de psychogéographie et de bas-fonds urbains situés à la lisière du surnaturel.

Pour acheter le livre chez Charybde, c’est ici.

À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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