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Notes de lecture 2014, Nouveautés

Note de lecture : « Les barrages de sable – Traité de castellologie littorale » (Jean-Yves Jouannais)

Le château de sable comme tentative de métaphore intime et ultime de la guerre.

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Les barrages de sable

Publié en 2014 chez Grasset, « Les barrages de sable », dont le sous-titre de « Traité de castellologie littorale » est surtout, on le verra, un clin d’oeil en forme d’abus et de détournement de langage de la part de Jean-Yves Jouannais, succède aux très réussis « Artistes sans oeuvres » (1997) et « L’usage des ruines » (2012), comme pour leur donner subrepticement leurs sens final et leur cohérence intime, en écho du projet permanent de « l’Encyclopédie des Guerres », central pour l’auteur.

Le point de départ (qui se révèlera aussi subtilement, in fine, être peut-être aussi un point d’arrivée) semble pourtant, avec une jolie fausse naïveté, très clair : l’auteur affecte de vouloir comprendre comment et pourquoi, sur la plage, les parents apprennent une certaine notion viscérale de la guerre en bâtissant des châteaux de sable (châteaux forts, de défi, et non châteaux décoratifs, de style) face à la marée montante.

« Une plage de Vendée. La Tranche-sur-Mer, le 3 juillet, 15 heures. Nina, 8 ans, Kolia, 4 ans, et moi, commençons un chantier, sable et pierres, sans plan établi. « On va faire un château ! » Juste ça. Nous nous accordons sur ce nom de « château », pratique, séduisant, quand je sais pertinemment que ce que nous allons ériger, face à la marée, est un barrage. Un barrage contre l’Atlantique. C’est de guerre qu’il s’agit, dès lors, sans détour. On ne parle pas de cela aux enfants. Surpris en leur compagnie, dans un musée, par une toile de bataille, tandis que le sang y coule à flots, que les corps y sont passés au fil de l’épée, nous détournons leur attention sur les drapeaux multicolores qui décorent le ciel au-dessus des phalanges rompues. On s’entend répondre à leurs questions inquiètes : « C’est un tableau sur le vent. » « 

« Nina désire augmenter le coefficient ornemental de l’édifice en ponctuant l’enceinte de pâtés de sable. Elle en réalise six d’assez belle allure. Ce qu’elle a en vue, depuis le début, n’a pas grand-chose à voir avec la nature de mon chantier. Elle construit un château, nécessairement un beau château, pas trop fort le château, plutôt une décoration, l’accessoire stylisé des fables princières qui sont le lot des premières lectures enfantines. Elle tresse une couronne à notre rempart avec l’application et l’amour du beau qu’elle a pu montrer jadis en peignant ses poupées. Puis elle hésite. Sans me regarder, elle abat ses tours. « Trop nul ! C’est même pas beau ! Si t’es d’accord, on fait plus de pâtés. Ça va pas arrêter les vagues. » Si je suis d’accord ? Et fou de joie avec ça ! À cet instant, je sais que nous sommes en train de construire le même édifice. Sans plus d’ambiguïté, nous nous liguons contre l’océan, nous faisons la guerre. Elle ajoute : « Il faut consolider les murs sur le côté ! » La guerre est l’unique motif de notre activité. Je l’embrasse, ma fille, qui ne m’a jamais paru plus belle. »

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Mais dévoilant assez rapidement, pour la première fois par écrit, le gigantesque projet, établi à l’échelle de toute une vie, de « l’Encyclopédie des guerres », dont Jean-Yves Jouannais joue un acte de la pièce infinie chaque mois à la Comédie de Reims ou à Beaubourg, l’auteur lance sa véritable exploration, dont l’apparence à la fois joliment décousue et puissamment soutenue par sa vaste culture (dont « L’usage des ruines » donnait déjà un haletant aperçu) ne doit pas masquer la puissance : traquer, en une tentative au fond plus poétique que philosophique, un sens ultime de l’activité guerrière, qui ne puisse se réduire à une simple socio-psychologie ou à une analyse scientifique des conflits, mais qui tente d’établir le statut de l’homme face au monde. Les pages consacrées à Alexandre le Grand, notamment, à son siège de Tyr ou à sa découverte de la marée, sont inoubliables, comme celles sur les Avro Lancaster des escadrilles anglaises de « briseurs de barrage » lancées contre le système hydro-électrique de la Ruhr en 1943.

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C’est pourtant dans une discussion d’apparence plus anodine avec son ami l’écrivain Olivier Cadiot (que l’on peut voir ci-dessus dans la vidéo de présentation de « l’Encyclopédie des Guerres » réalisée par la Comédie de Reims, à propos des mérites comparés et des visées spécifiques des châteaux de plage océanique et des barrages de rivière, qu’une des vérités de l’ouvrage apparaîtra le plus nettement : comme Alexandre, le guerrier chercherait en réalité une vérité intime, et non un gain stratégique ou tactique.

« – Tu parles du critère de « facilité ». Tu visualises un site où, à l’évidence, la construction d’un barrage est possible facilement. Est-ce que cela peut être parfois le critère de difficulté qui prévaut ? Un endroit où l’eau est si profonde, le lit si large, que tu te lances un pari motivé par le handicap ?
– Non, jamais. Je suis un gagneur. J’ai toujours détesté les châteaux de sable. On sait dès le début que la marée monte et que la construction va être rasée. Ce n’est pas agréable.
– Donc, tes barrages de rivière ne sont pas concernés par la guerre, hormis, justement, le souci de s’en exclure. Tu n’es pas attiré par le choc.
– Non. Avec les barrages de rivière, il s’agit de trouver un équilibre, une transition éphémère, mais qui a une durabilité plus grande que celle du château du sable. »

Associant brillamment dans cette prose joueuse, qui oscille en permanence entre la confidence chuchotée, la réflexion à voix haute comme inadvertante et la conférence savante joliment orchestrée, Jean-Yves Jouannais nous offre une fois de plus un vertigineux parcours au creux de nos angoisses intimes, qu’il s’agit de savoir questionner sans relâche.

Pour acheter le livre chez Charybde, c’est ici. Et Jean-Yves Jouannais sera présent jeudi 25 septembre à partir de 19 h 30 à la librairie Charybde (129 rue de Charenton 75012 Paris), en compagnie de Xavier Boissel, pour jouer les « libraires invités », présentant chacun quatre livres qui leur tiennent particulièrement à cœur, tandis que les libraires évoqueront leurs respectifs « Barrages de sable » et « Rivières de la nuit ».

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Jouannais

À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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