Dix nouvelles impressionnantes de maîtrise et de talent, pour créer une tonalité fantastique très personnelle.
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Premier recueil de Mélanie Fazi, paru en 2004, couronné du Grand Prix de l’Imaginaire 2005, imposant d’emblée une « marque de fabrique fantastique » bien personnelle, ces dix nouvelles impressionnent. Que la sensibilité y soit puissante ne me surprenait pas en les découvrant, puisque – paradoxe – je connaissais auparavant l’auteure pour ses si belles chroniques de rock indie sur son blog ou sur le Cargo, mais l’inspiration, la technicité et l’habileté narrative sont ici beaucoup plus que simplement au rendez-vous.
« Mémoire des herbes aromatiques » sert une vision sombre mais au fond facétieuse de l’actualité de la mythologie grecque.
« Tu ne t’attendais pas à me retrouver ici. Pas derrière cette façade peinte du bleu et du blanc traditionnels, juste histoire de signaler au touriste égaré qu’ici, on mange grec. Pas entre les murs d’un endroit qu’on aurait baptisé, pour faire couleur locale, la Taverne de Colchide. Tu m’avais quittée sur une île, tu me retrouves dans un restaurant échoué au milieu d’un quartier où toutes les gargotes se ressemblent. Et maîtresse des lieux, avec ça. »
« Serpentine » et « Rêves de cendre », magnifiques, questionnent peut-être de trop près le lien entre le corps, l’esprit, le normal et le pathologique, pour mon propre confort.
« Petit théâtre de rame » et « Ghost Town Blues » jouent habilement avec des univers connus, insidieusement transformés.
« Le passeur » lance un regard inédit sur la genèse d’un serial killer.
Quatre nouvelles accèdent au tout premier rang.
« Matilda » est sans aucun doute l’un des plus beaux textes sur le rock (et en particulier sur les concerts de rock indé) que je connaisse, fût-ce dans un univers fantastique.
« C’est une sensation unique de me retrouver ici, juste devant la scène, à regarder tout ce matériel installé sous mes yeux, les amplis, les instruments, les câbles qui grouillent comme un nid d’asticots, et de me dire : dans moins d’une demi-heure, Matilda se tiendra face à moi. Je n’étais encore jamais venue au Manoir, mais je m’attendais à plus grand. C’est beaucoup mieux comme ça : je préfère les petites salles intimes. Surtout pour Matilda. Ce sera parfait ici, ambiance cabaret garantie, avec ces rideaux, ces tables rondes alignées au fond de la salle, et surtout l’absence de barrière devant la scène. »
« Le faiseur de pluie » semble hésiter entre l’inquiétant et le merveilleux, sous un ciel toscan de maison de vacances, quand il interroge en « réalité » le raisonnable et le passage à l’âge adulte (thème bien présent dans beaucoup des nouvelles de ce recueil…).
« Dire que les deux cousins avaient accueilli le premier jour de pluie avec une joie secrète. C’était le prétexte rêvé pour échapper à l’excursion prévue par les parents, avec visite de musée à la clé et quatre heures à mijoter dans une voiture surchauffée. Ils avaient aidé la mère d’Ingrid à faire du pain, et la cuisine sentait bon la farine, l’huile d’olive, la pâte en train de cuire. Aucun pain ne saurait égaler en saveur celui qu’on prépare avec les grandes personnes par un après-midi pluvieux. »
« Nous reprendre à la route », là encore dans un lieu aussi banal qu’une aire d’autoroute, fait profondément basculer notre regard, en quelques pages et avec l’aide de la musique de Kate Bush.
« Comme une méchante envie de pleurer coincée au fond de la gorge. Et l’air chargé de gouttelettes qui me collent les cheveux au visage, façon toile d’araignée. Même pas une vraie pluie pour vider le ciel un bon coup : juste une bruine poisseuse qui dépose une pellicule tiède sur mes bras nus. Et je n’ai plus qu’à rester assise à même le bitume, face aux places de parking vides. Je ne souhaite pas la compagnie des voitures. »
« Elégie » enfin, avec ses étonnantes réminiscences du Giono du « Roi sans divertissement » et ses sombres racines de folie et de dark fantasy, jamais trop explicites toutefois, tout en monologue halluciné, constitue pour moi le point d’orgue de l’ensemble.
« Un matin au réveil, il a hurlé mon nom depuis le seuil de la chambre des jumeaux. Je l’ai rejoint dans une pièce déserte. Lits défaits, couvertures en désordre. Le vent qui s’engouffrait par la fenêtre ouverte. Et plus trace des enfants. Envolé, Adam. Disparue, Anna. Effacés de nos vies, comme ça, en un instant, la seconde qu’il lui avait fallu pour franchir la porte. Plus moyen de faire marche arrière ensuite, une fois la porte ouverte sur le vide. Parce que tant qu’il n’avait rien vu, c’était comme s’ils étaient toujours là, de l’autre côté, à jouer sous les couvertures comme deux lutins chahuteurs. Ce matin-là, pour la première fois depuis cinq ans, ils ne nous attendaient pas. »
Maîtrise et talent impressionnants dans l’absolu, plus encore pour un premier recueil publié à 28 ans.
Mentionnons également que la préface, due à Michel Pagel, est à la fois attachante et somptueuse d’intelligence.
« Qu’y a-t-il donc de si fascinant dans ces pages ? me demanderez-vous, du droit inaliénable que vous donne le fait d’avoir ouvert votre porte-monnaie pour les acquérir.
Quelque chose d’indicible.
Une ambiance, un malaise, une invitation à la réflexion, à l’introspection qui sont les marques du vrai fantastique. Les textes que vous allez lire, des plus désespérés aux plus optimistes, renferment un élément de noirceur, de menace, qui se transmet directement des personnages au lecteur pour le troubler, voire le bouleverser.
Et comment réussit-elle ce tour de force, la bougresse ? C’est qu’elle ne s’attaque pas à nos tripes tel un auteur de gore – et si notre intelligence est sollicitée, ce n’est pas non plus sa cible principale. Elle vise droit au cœur. Elle injecte dans son écriture ses émotions, lesquelles l’ont rien de plus pressé que de s’en prendre aux nôtres. Quand je dis qu’elle vise, c’est abusif, car elle ne calcule pas, et sa sincérité, son authenticité ne sont pas ses moindres atouts. »
Il faut lire ce qu’en dit Romain Verger sur l’Anagnoste. Pour acheter le livre chez Charybde, c’est ici.
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