Une intime et redoutable actualisation du mythe de Perséphone.
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Publié en 2003 chez Nestiveqnen, couronné du prix Merlin en 2004, le premier roman de Mélanie Fazi, qui avait déjà produit à l’époque plusieurs nouvelles saisissantes (dont « Matilda », lecture discrètement fantastique d’une page de rock live, poétique et furieuse, prix Merlin 2002, incluse dans le somptueux recueil « Serpentine »), impressionne par la vigueur et la subtilité avec lesquelles il reconstruit le mythe grec de Perséphone, enlevée toute jeune fille à sa mère Déméter par Hadès, avant qu’un arbitrage ne lui accorde de quitter les Enfers six mois par an pour rejoindre sa mère et l’aider dans sa tâche, créant ainsi au passage indirectement la différenciation des saisons et l’hiver.
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Annabelle Stavrakis, fille unique de sa mère grecque vivant seule en France, à la dure (le cadre familial incluant un oncle adoré, célibataire, et une tante roborative déjà mère de trois jeunes enfants), a douze ans, alors que la transformation de l’adolescence, ses doutes, ses malaises, ses angoisses, se profilent à son horizon.
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Nourrie intensément de mythologie grecque, dont elle a lu et assimilé tant de détails, aux côtés des contes d’Andersen notamment, elle élabore un cheminement personnel pour échapper définitivement à cette adolescence qui la menace si intensément et la désemparerait trop radicalement, sinon. Lorsque cette construction émotionnelle et intellectuelle incroyablement déterminée chez cette toute jeune fille rencontre la mystérieuse figure de Kyra, qui s’appela jadis Coré et Perséphone, deux semaines de fugue en sa compagnie secrète lancent un processus qui, utilisant finement chaque angoisse physique et psychologique adolescente, devient fantastique, d’abord discrètement puis pleinement, s’appuyant sur l’ingestion mythique de trois pépins de grenade, le « fruit des morts », avant de se mettre à osciller jusqu’au bout entre mythologie actualisée et folle construction pouvant ressortir, dans son excès même, de la psychiatrie autant que de la magie.
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« J’ai tenté de ne pas trembler quand mes doigts ont saisi ceux d’Annabelle, ce soir-là devant son école.
Mais je ne m’attendais pas à cette expression sur son visage. Cet air de dévotion, cette exaltation qui la disait prête à renoncer à tout, en un claquement de doigts, pour le seul privilège de me suivre. À la voir ainsi je l’imaginais capable de se jeter dans un puits sur un seul signe de ma part.
Son visage s’est éclairé de l’intérieur, comme si elle me croyait en mesure d’étancher la soif insatiable que je devinais en elle. Emmène-moi, disait son sourire. Le plus loin possible. Je ferai ce que tu voudras.
J’ai connu tout cela il y a bien longtemps, avant l’exil. Mais c’était en d’autres lieux, sous un ciel plus clément pour les miens. Je croyais ces temps révolus.
À travers ma main tendue qui serrait la sienne, avant les premières paroles, un lien de pouvoir se tissait. En acceptant de répondre à mon geste, avec toute l’énergie contenue en elle, c’était sa vie qu’elle plaçait entre mes mains. Mais je ne savais plus, de nous deux, laquelle possédait l’autre. Son seul regard m’avait désarçonnée. La puissance dont elle m’investissait par sa foi.
N’a-t-elle donc jamais tiré la moindre leçon de la lecture des mythes ? Elle devrait le savoir, elle qui a passé le plus gros de son enfance à dévorer nos histoires comme de simples contes de fées. Elle devrait le savoir, qu’il ne faut jamais se fier aux dieux. Et se rappeler qu’il n’y a jamais eu qu’un Titan pour se soucier d’offrir le feu aux humains. Pas un dieu, jamais. »
« Le trajet n’en finissait pas, au milieu de ces branches qui continuaient à épargner Annabelle. Le passage se ressoudait à quelques pas derrière elle, avec la continuité d’une fermeture Eclair tirée d’un coup sec. Mais la haie bloquait son horizon de tous côtés, passé la zone qui s’ouvrait devant Kyra. Combien de jardins possédaient des haies si vastes ? Peut-être un parc alors ? Seulement, le jardin public se trouvait à l’autre bout de la ville. Et personne, à sa connaissance, ne possédait de parc privé dans les environs. »
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« Comme il paraît commode, mon statut de légende : il fallait que quelqu’un tienne le rôle, et une fois l’histoire écrite, on ne m’a pas laissé le choix. Elle s’est produite parce qu’ils l’ont imaginée. L’humanité peut bien me montrer du doigt, elle s’est rendue complice de mon rapt. Cette histoire, ils l’ont voulue. Ils n’y croient plus guère, mais on ne revient pas sur ces choses-là. Un bouclier contre leurs angoisses, comme on invente des amis imaginaires afin de combler un espace béant.
Si personne n’y avait cru, alors rien ne se serait produit. Je serais demeurée fille auprès de ma mère, dans l’éternelle jeunesse des dieux, si personne n’avait transmis cette histoire. Les hommes oublient trop souvent qu’au début de toutes choses ce sont eux qui nous ont créés, et pas l’inverse. »
Mélanie Fazi montrait dans d’autres textes sa maîtrise des ressorts actualisables de la mythologie grecque (par exemple, sur un mode plus facétieux qu’ici, sa belle nouvelle « Mémoire des herbes aromatiques », dans « Serpentine ») et des angoisses particulières de la puberté et de l’arrivée de l’adolescence (par exemple, dans « Rêves de cendre » ou dans « Matilda », toujours dans « Serpentine ») : les 200 pages de « Trois pépins du fruit des morts », par l’intensité et l’engagement de cette exploration conjointe, ancrée dans l’anodin pour approcher d’une folie vertigineuse, ont peu d’équivalents contemporains, et il faut sans doute lorgner du côté du grand Gene Wolfe pour trouver une telle capacité à décrypter l’âme tourmentée d’une jeunesse qui cherche sa voie à la lumière de mythes millénaires, créés en bien d’autres temps mais ayant conservé tant de leur substance. Même si l’indéniable et glaçant versant « horreur inexorable » du texte (et cette terrible étreinte qui saisit le lecteur lorsqu’il réalise peu à peu à quel point un protagoniste se trompe…) peut bien entendu évoquer certaines des plus belles réussites de Stephen King.
La page noosfere du roman permet de lire les belles critiques de Bruno Para et de Robert Belmas. Le joli texte de Psychovision est ici. La chronique de Pascal J. Thomas dans Keep Watching the Skies est là.
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