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Notes de lecture 2023, Nouveautés

Note de lecture : « Pantelleria – La dernière île » (Giosuè Calaciura)

Magnifique et ironique, doux et érudit, le portrait ravageur et sensible d’un havre faussement idyllique, entre Sicile et Tunisie.

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Pantelleria

L’île de Pantelleria ne sera jamais la proie du tourisme de masse et de ses menaces, ni des foules qui débarquent pour un séjour éclair, ni des ferries rapides et corsaires qui vomissent des visiteurs hébétés et épuisés le temps d’un plongeon, d’un déjeuner de produits typiques et du shopping en bord de mer pour repartir avec quelques obsidiennes et le tee-shirt imprimé d’un profil insulaire évanescent.
La ville de Trapani restaurée, comme les Égades presque voisines – ces îles découvertes à la télévision en 2005 lors de l’America’s Cup, plus caribéennes que les Caraïbes, mais autrefois perçues comme trop rudes par la vulgate vacancière -, voilà des lieux qui ont infléchi leur destin en s’ouvrant au saccage d’août. Et aussi à ce sentiment d’abandon, en septembre, lorsque, avec les premiers nuages ouatés venus du nord, arrive l’amère certitude de ne vivre que le temps d’une saison.
Le centre historique de Trapani est devenu un salon raffiné. À Levanzo, à Favignana, à Marettimo, les habitants ont fait un peu d’argent. La nouvelle richesse des Égades se perçoit même dans un soupçon de redistribution publique, la grand-rue auparavant goudronnée est à présent pavée d’une pierre plus raffinée, le long des quais les réverbères ont été repeints, les voitures et les motos, autrefois inexistantes ou interdites, se fraient aujourd’hui une place jusque dans le bourg de la minuscule île de Levanzo. Et des hélicoptères atterrissent, appartenant aux nouveaux propriétaires qui ont acheté les zones les plus prisées de l’archipel.
Dès l’automne les Égades se figent, elles ont perdu les saisons, désormais aplaties en un mois d’août perpétuel, chimère des tour operators, des vacanciers et des habitants, carte postale définitive d’une illusion sous formol.
À partir de septembre, les îles deviennent une fiction.
Mais, Pantelleria, non, elle n’en deviendra jamais une malgré le cirque des atterrissages et décollages de l’été à l’aéroport de Margana, malgré l’élastique toujours trop lâche entre présences saisonnières et désirs des bookmakers touristiques, malgré le développement de la plongée sous-marine et la découverte du patrimoine gastronomique et viticole : Pantelleria possède encore toutes ses saisons.
La Nature de l’île crie sous l’effort, tiraillée de part et d’autre, fouettée et disputée. Arrivant par la mer ou par le ciel, on sent la tension et le contraste qui font de Pantelleria une île unique dans la Méditerranée, étrangère et pourtant capable de refonder la perception que nous avons de cette mer redevenue limite et frontière, mer tragique, hécatombe pour ceux qui viennent du sud, rassurant grillage liquide pour ceux qui observent depuis le nord.

L’île de Pantelleria, avec ses 83 km2, à 100 km de la Sicile et à seulement 70 km de la Tunisie, est le territoire italien le plus proche de la côte africaine (Lampedusa, pourtant située plus au Sud, voit les côtes libyenne et tunisienne se dérober davantage à sa tentative d’avancée, à 130 et 290 km respectivement). Île volcanique nimbée de légendes antiques, sa position stratégique dans le canal de Sicile, comme sa grande voisine Malte, en a longtemps fait, au fil des siècles, un enjeu de guerres de conquête, d’escarmouches décidées et de convoitises politiques. Son allure abrupte et son fréquent isolement du continent (même de nos jours), lorsque mer et vent se liguent pour empêcher toute liaison maritime ou aérienne, en ont fait un curieux refuge à l’écart, qui appelait certainement un carnet de voyage pas tout à fait comme les autres. On peut compter sur l’incisif Giosué Calaciura pour cela.

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Différente de toutes les autres par sa conformation et son âme, Pantelleria est une île de pôles magnétiques qui, se repoussant et s’attirant, font qu’elle continue à flotter. Contradictions palpables, parfois jusqu’au refus. Au môle, durant les après-midi de malura de poisson parce que le courant est contrariuso, ou parce que même les créatures aquatiques sont effrayées par les fonds sous-marins, les pêcheurs à la ligne se racontent des légendes de voyageurs tout juste débarqués qui, pris d’une soudaine sensation de malaise, ont traîné leurs valises à roulettes sur toute la longueur du quai, jusqu’aux bureaux de la Siremar pour y acheter un billet de retour par le même ferry vers l’île mère, vers Trapani, avec l’idée incongrue que la Sicile semble tout à coup plus rassurante. C’est là l’acmé du malaise qui n’a fait que croître depuis que l’île a été en vue, comme un reflet de la fée Morgane au début, limite bleutée du monde connu, car au-delà de l’île s’ouvrent et se ferment les portes d’Hercule de l’Afrique : on en perçoit les odeurs, bouleversantes ; la proximité de ce continent pèse sur la densité de l’air, chaque goutte d’eau transporte l’écho d’une tragédie qui se transmet au jeu des marées, aux vagues qui se creusent.
Depuis les ferries, on devine très vite qu’on n’a pas affaire à la mer apprivoisée de nos archipels à portée d’hydroglisseur, là où les agaves se reflètent tels des Narcisse dans les tranquilles petites anses de baignade estivale, où un cri suffit pour battre le rappel des enfants à l’heure du déjeuner sur la terrasse du restaurant Miramare, construit à même la plage. Ici, il n’y a pas de plages. La mer, entre l’île mère et Pantelleria, fait percevoir en peu de mots, à la sicilienne, qu’elle est capable de fureurs océaniques parce que les aventures qu’elle vit sont à la mesure des deux continents dont elle est la sentinelle.
Le malaise ressenti à l’approche de l’île croît à la vue de la matérialité absurde des huit cent trente-six mètres du volcan de la Montagna Grande qui apparaît et disparaît dans la chevauchée des nuages libres, dont la migration heureuse n’est freinée par aucun poste de douane. Et puis, en approchant encore, viennent les frissons provoqués par la découverte du Monte Gibele et de toutes les cuddìe, brûlées ou non, les collines de Pantelleria, excroissances tumorales d’une Création indécise qui semblent éclater encore dans l’ébullition des temps primordiaux.

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Publié en 2016 (et traduit en 2023 chez Notabilia par Lise Chapuis), seulement un an avant son roman « Borgo Vecchio », qui devait lui apporter une véritable consécration du côté des grands prix littéraires italiens et étrangers, « Pantelleria », vrai-faux récit de voyage qui n’a rien d’anodin, est curieusement plus proche, dans son esprit et son écriture, de l’ironie mordante qui habitait « Malacarne », le grand premier roman du Palermitain Giosuè Calaciura, en 1998, ou même (en ne poussant pas ici le sens de la farce de manière aussi diabolique) « Urbi et Orbi » en 2006, et du sens minutieux de l’observation empathique (n’excluant certes pas la critique) qui irriguait son « Passes noires » de 2002.

Arc-boutée sur ses vignes (dont le vin connaît désormais une certaine célébrité pour spécialistes) et sur ses câpres (qui prennent ici une dimension ironiquement presque aussi mondialement emblématique que celle de la kalachnikov chez Oliver Rohe), on aurait pu aisément imaginer la petite île figée et immémoriale (on pourra songer un instant, justement, à la différence de traitement par rapport au récit de Paolo Rumiz à propos de la minuscule Palagruža en mer Ionienne). Mais les people (on pourra jouer à reconnaître par exemple Sting, Giorgio Armani ou encore Carole Bouquet derrière les descriptions sans noms propres adoptées par l’auteur) et les migrants (l’île partage avec la Lampedusa de Davide Enia le privilège ambigu de « première terre d’accueil », qui va avec la condition de « dernière île », le sous-titre retenu par Giosuè Calaciura pour cet ouvrage) en ont décidé autrement : Pantelleria, avec cette écriture mordante d’érudition et d’ironie, est devenue un autre genre de symbole, celui d’une mondialisation chaotique et boiteuse, où les abîmes d’inégalité flamboient sous un soleil de plus en plus chaud. Le luxe, le calme et la volupté qui plaisent tant aux privilégiés ont encore de quoi voir un peu venir, mais l’auteur sicilien nous rappelle avec brio, en filigrane, le prix réel de tout cela.

Enfin, lorsqu’on arrive au port en évitant les vestiges à fleur d’eau de la jetée carthaginoise qui semblent rappeler que tout accostage à Pantelleria doit être fortement désiré, avec le choc annonciateur du noir d’obsidienne et du vert phosphorescent du zibibbo – nommé ailleurs muscat d’Alexandrie – s’impose ‘langoisse inexprimable d’avoir posé le pied sur les limites ultimes de la Création et dans l’atelier où la  Nature expérimente son acte définitif tout en se mettant elle-même à l’épreuve. Alors, pour certains, le malaise se transforme en véritable panique.
À la jetée, malgré quelques touches, le poisson reste au loin. La bonace est chose rare  à Pantelleria, elle est annoncée par des fantômes brumeux qui ondoient au coeur de la mer, fluctuent à la limite de l’horizon sans suivre aucun cap, sans loi, poussés par de soudains caprices, jeux de la physique en équilibre entre densité, température et humidité.
La bonace est l’ennemie des pêcheurs de jetée. Le poisson sédentaire du port s’aventure, par curiosité ou pour la chasse, dans des environs plus frais. C’est seulement au premier souffle du mistral ou du libeccio, au premier clapot à la surface de l’eau que le poisson rentre chez lui au port et que le vent nouveau efface les mauvaises pensées météorologiques des ectoplasmes de brume.
La Méditerranée étire ses vents et ses courants au gré de ses propres routes maritimes.

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Giosue Calaciura-5 @omnicube

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