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Notes de lecture 2023, Nouveautés

Note de lecture : « L’impératrice du Sel et de la Fortune » (Nghi Vo)

Une fable asiatique fantastique et politique, retorse et poétique. Un tour de force.

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« Quelque chose veut te manger, lança Presque-Brillante, perchée sur un arbre voisin. Je ne lui en voudrai pas s’il y parvient. »
Un tintement. Chih se remit debout et examina soigneusement le cordon de clochettes qui entourait le bivouac. Un instant, elle se crut de retour à l’abbaye des Collines-Chantantes, en retard pour une nouvelle tournée de prières, de corvées et de leçons, mais les Collines- Chantantes n’étaient ordinairement pas baignées d’une odeur de fantôme et de pin humide. On n’y sentait pas se dresser les poils de ses bras en signe d’alarme ni bondir son cœur dans sa poitrine sous l’effet de la panique.
Les clochettes étaient de nouveau immobiles.
« J’ignore ce que c’était, mais le danger est passé. Tu peux redescendre. »
La huppe poussa un gazouillis, qui parvint à exprimer en deux notes tant le doute que l’exaspération. Néanmoins, elle se posa sur la tête de Chih, où elle se balança, mal à l’aise.
« Les protections doivent toujours être en place. Nous sommes très près du lac Écarlate à présent.
— Nous ne serions jamais arrivés si loin si on ne les avait pas neutralisées. »
Chih y réfléchit un instant, puis enfila ses sandales et se glissa sous le cordon de clochettes.
Effarouchée, Presque-Brillante s’envola dans un tourbillon de plumes avant de redescendre sur l’épaule de l’être humain.
« Adelphe Chih, regagne tout de suite le campement ! Tu vas te faire tuer et je serai obligée de rendre compte à notre Céleste de ton irresponsabilité.
— Je compte sur la précision de ton rapport, rétorqua Chih d’un air absent. Maintenant, chut ! Je crois distinguer ce qui a fait ce raffut. »
La huppe exprima son mécontentement d’un battement d’ailes mais enfonça plus fermement ses griffes dans l’habit de Chih. En dépit de sa bravade, celle-ci se sentit réconfortée par la présence de la neixin sur son épaule et elle leva la main pour lui caresser doucement la crête avant de s’avancer entre les pins.
Aucun chemin ne s’y dessinait, c’était certain. Les deux voyageurs avaient traversé le bosquet de pins blancs un peu plus tôt dans la journée et, si on distinguait encore les traces d’une ancienne route sous les fougères envahissantes et les branches mortes, jamais une charrette n’aurait pu s’y frayer un passage. Chih la soupçonnait d’avoir jadis relié le lac Écarlate à la voie royale, avant que l’on n’eût effacé le lac de toutes les cartes et qu’un sorcier impérial aussi dévoué qu’habile ne l’eût effectivement fait disparaître.
Aucun chemin ne se dessinait donc là dans la journée. La nuit, bien entendu, c’était différent. La route fendait la futaie, aussi large qu’une barge, bordée de part et d’autre par des fantômes évanescents, les anciens gardiens du lac. Il y avait à peine quelques mois, ils se seraient rués sur tout être vivant qui eût croisé leur chemin et l’auraient mis en pièces avant de sangloter parce qu’ils avaient encore faim.
À cet instant, cependant, ils n’avaient d’yeux que pour le palanquin venu du levant – la direction du lac Écarlate – sur la route fantôme. Il était porté par six hommes voilés, dont les pieds ne touchaient pas tout à fait le sol. Il paraissait argenté au clair de lune, mais Chih le devinait drapé de rouge et d’or, ses rideaux brodés avec une minutie somptueuse du mammouth et du lion de l’empire.
Une seule femme au monde avait le droit d’arborer ces deux animaux, et elle était sur le point de se faire couronner lors de sa première cérémonie du dragon à la capitale.
Enfin, se dit Chih en enveloppant Presque-Brillante de sa main pour la rasséréner, une seule femme en vie. Il s’inclina aussi bas que les fantômes alentour au passage du palanquin en espérant de toute son âme que l’impératrice entrouvrirait les rideaux pour révéler son visage. S’agirait-il de la vieillarde ridée emmaillotée de soieries épaisses qu’elle avait un jour aperçue, enfant, à Houksen, ou serait-ce une femme beaucoup plus jeune, l’impératrice du Sel et de la Fortune telle qu’elle était arrivée en Anh avant la fin de l’éternel été, avant que le mammouth n’eût piétiné le lion ?
Quand Chih se redressa, fantômes, route et impératrice avaient disparu, ne laissant derrière eux que son cœur battant.

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Pas de note de lecture proprement dite pour ce magnifique « L’impératrice du Sel et de la Fortune » de l’Américaine Nghi Vo, publié en 2020 et traduit en janvier 2023 chez L’Atalante par Mikael Cabon. Un petit article de ma main vous attend en effet dans Le Monde des Livres daté vendredi 20 janvier 2023, à lire ici.

En complément de l’article, simplement quelques remarques, comme des notes de bas de page :

🀢 La beauté fracassante et pourtant feutrée des premières pages, avec l’inquiétude fantomatique et la potentialité tragique convoquées d’emblée, et pourtant minutieusement désamorcées par deux des trois protagonistes principaux (le moine et la neixin), avant même que l’on entre dans le vif du sujet (mort). Cette scène introductive me rappelle, par sa puissance onirique, celle du beau « Histoire de fantômes chinois » (1987) de Ching Siu-tung, lorsque Ning Choi-san passe sa première nuit dans le temple abandonné, lui aussi.

🀢 La manière hautement impressionnante de ne voiler aucunement l’extrême cruauté de la politique et de la guerre dans cette époque troublée renvoyant nettement à celle des Trois Royaumes de la Chine ancienne, sans céder un instant à la tentation de la complaisance, du trop appuyé.

🀢 Le rôle subtil et insidieux des objets inventoriés dans l’enceinte du palais abandonné, étranges ritournelles presque poétiques sous leur faux air d’extraits de catalogue de vente aux enchères, supports matériels s’il en est des incursions dans le non-dit naissant du dialogue conduit comme mine de rien par Chih et par Lapin. Je ne vois guère, dans un tout autre registre, que la prouesse réalisée par le « Anatomie d’un soldat » de Harry Parker pour donner un tel rôle heuristique à des objets, qu’ils soient potentiellement terribles ou totalement anodins – mais toujours curieusement évocateurs.

🀢 La force de la réflexion, toujours implicite, conduite à la fois sur la mémoire et l’Histoire (avec d’étonnantes passerelles souterraines en direction du « L’homme qui mit fin à l’histoire » de Ken Liu), et sur le tissu social complexe qui habille le pouvoir (fût-il absolu, divin ou dictatorial).

« Que…
— Chut ! Regarde. Tais-toi et regarde. »
Chih retint sa respiration tandis que le doux brasillement s’intensifiait, se développait à la surface du lac à la manière des feux d’artifice du Nouvel An. Il se fit éblouissant, difficile à soutenir de si près, comme il envahissait l’onde, tant et si bien que l’adelphe distingua bientôt les différents arbres sur la plage, la silhouette noire des oiseaux nocturnes sur l’eau, le visage fripé de la femme debout près de lui, qui se plissait de plaisir.
« J’espérais bien y assister cette nuit. Il fait encore un peu froid, mais cela s’est déjà produit plus tôt certaines années. »
Au côté de la femme, Chih admirait le spectacle pyrotechnique qui se déroulait sous ses yeux. Peu après que l’intensité des lumières rouges eut atteint son paroxysme, elle commença à s’atténuer. L’adelphe compta dans sa tête. À cent, il ne subsistait plus à la surface qu’un miroitement rougeâtre ténu.
La vieillarde poussa un soupir de bonheur en rallumant la lanterne.
« Pour moi, c’est toujours aussi fort que la première fois, et je n’y avais pas assisté depuis soixante ans. Suis-moi à l’intérieur. Il fait encore trop froid pour mes vieux os. »
Chih était assez âgé pour savoir que nul n’est inoffensif, mais encore assez jeune pour obéir dans l’instant aux accents de commandement de son aînée. Il la suivit dans son logis, où elle embrasa plusieurs lampions. Il régnait une fraîcheur humide dans la pièce exiguë, mais la clarté aidait un peu à s’en accommoder. Tous deux prirent place sur des coussins de cuir disposés autour d’un âtre vide. La vieille femme se pencha vers Chih pour examiner de plus près son crâne rasé, sa ceinture ornée de grelots, sa robe indigo.
« Oh, je vois que je me suis trompée. Ce n’est pas une robe de fille que tu portes là, mais d’adelphe. »
Chih sourit.
« Une erreur bien pardonnable, grand-mère. Oui, je suis l’adelphe Chih, de l’abbaye des Collines-Chantantes. Ce petit trublion à plumes est Presque-Brillante. »
La huppe poussa un piaillement d’indignation en s’entendant ainsi décrite. Déterminée à démontrer ses bonnes manières, elle se posa devant leur hôtesse et frappa les lames du plancher à deux reprises de son bec étroit.
« Très honorée de faire votre connaissance, matriarche, déclara-t-elle de sa profonde voix rocailleuse. — Moi de même, madame Presque-Brillante. Si votre adelphe vient des Collines-Chantantes, vous devez être une neixin, n’est-ce pas ? »
L’oiseau gonfla ses plumes avec fierté.
« Oui, matriarche. Je suis de la lignée de Victorieuse-à-Jamais et de Toujours-Bienveillant. Nos souvenirs remontent à la dynastie des Xun.
— Quel bonheur ! Tant des vôtres sont morts sous le règne de l’empereur Sung. Je craignais de ne plus en revoir de mon vivant.
— La volière des Collines-Chantantes a été incendiée, mais l’illustre Céleste de l’époque a envoyé trois couples à des parents au-delà du fleuve Hu, raconta Chih. Les arrière-grands-parents de Presque-Brillante étaient du nombre. Si vous connaissez les neixin, grand-mère, vous devez savoir qu’ils ont besoin de mettre un nom et une origine sur tout.
— Et je suppose que toi aussi, n’est-ce pas, adelphe ? Très bien. Mon nom de famille est Sun, mais on m’a toujours appelée Lapin. »
Elle afficha un grand sourire, qui dévoila deux incisives effectivement un peu plus longues que les autres. « Les enfants me taquinaient là-dessus dans ma jeunesse, mais je suis très vieille à présent et je n’ai jamais perdu une seule dent. »
Presque-Brillante émit un sifflement d’admiration et le visage de Chih s’éclaira.
« Vous voilà intégrée à l’histoire, grand-mère. Vivez-vous à proximité? Je ne pensais pas que quiconque arriverait avant moi au lac Écarlate une fois que se serait répandue la nouvelle de la déclassification.
— Des parents tiennent une auberge un peu plus loin sur la route. C’est drôle, les gens du coin tiennent la région pour maudite à cause du rougeoiement du lac. Quant à moi, je lui ai toujours trouvé la beauté d’un feu de joie ou d’artifice. Maintenant que vous êtes là, Presque-Brillante et toi, je me réjouis à l’idée que la véritable histoire du lac Écarlate trouvera désormais sa place parmi les contes. »
Chih sourit aux paroles de Lapin. Celle-ci lui rappelait l’auguste Céleste de naguère qui encourageait toujours ses acolytes à s’entretenir aussi bien avec les fleuristes et les boulangères qu’avec les juges et les chefs de guerre. La précision avant tout. Pour se souvenir des nobles, il faut aussi se souvenir des humbles.

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À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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