La formidable poésie tellurique d’une sorcellerie du soin, résolument autre – et de la perturbation radicale qu’y introduit le désir. Un grand roman surprenant.
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Les étés, par ici, se composent de longues herbes négligées, d’une uniforme lumière de citron, de chaleur qui cuit la terre et qui fait vibrer l’air. Les ombres sont si noires, si profondes qu’elles semblent aussi solides, aussi vivantes que les corps qui les projettent.
Par ici, l’été, même les matins brûlent d’une ardeur acérée, et tous les matins, quand je me lève, je laisse la chaude confusion de mes draps pour aller dehors, sur les pavés du patio, et j’examine la grille de la bouche d’évacuation.
Entaille, petit trou, petit ravin.
Même par ce temps, une moiteur secrète y scintille.
Moi, elle me fait peur.
Cette canalisation.
Elle me fait peur parce que, tout longs et secs que soient nos étés, des limaces en ressortent, rampent sur leurs ventres de serpent, errent partout sur le patio afin de s’introduire dans la maison. J’ai toujours détesté les limaces, depuis que je suis toute petite. Une fois, j’en ai pris une et je l’ai coincée entre mon index et mon pouce, et je les ai frottés l’un contre l’autre jusqu’à ce que la bête, minuscule, un bébé, de la taille d’une fève, soit écrasée.
La nuit, j’entends leur lente procession. Toutes ces limaces qui vivent sous la maison, je les entends se traîner sur les cailloux et dans la poussière, se ratatiner comme la peau de vieux fruits. Aveuglément, de ci de là, sur la pelouse, leurs yeux-tentacules aux aguets.
Et maintenant, à la lumière du jour, le jardin bruisse et soupire, m’empêchant de percevoir les murmures souples de leurs ventres.
J’en vois une, petit mufle aveugle, serpent noir de la taille d’un pouce, qui sort de la grille fissurée. Elle se dirige vers l’herbe jaune, sorte de croûte carbonisée qui recouvre les entrailles luxuriantes de la pelouse.
Si Père était là, il épandrait du sel.
Il en verserait dans la bouche d’évacuation.
Si je pouvais entendre craquer leurs mille cadavres, si je pouvais supporter leur odeur sans nausée, je ferais la même chose.
Père ne détestait pas les limaces, mais il s’en méfiait.
À la fois liquides et solides, ni l’un ni l’autre pourtant, et si lentes.
Il est juste, je suppose, que j’en suive une aujourd’hui, car ce jour est celui où une longue attente s’achève enfin. Car la Terre bouge.
Pour la première fois depuis tant et tant de pâles années. Elle bouge.
Tout est terminé.
Tout près, le plant touffu de lavande ne répand presque plus de parfum.
C’est la chaleur.
Rien n’y résiste.
Enfin, rien n’y résiste qui n’est pas sous terre.
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Elle vit avec son père dans une maisonnette un peu à l’écart du village, à la lisière de la forêt. Tranquillement, tout en conduisant ses expériences très personnelles d’adolescente et de jeune femme, elle apprend ce qui leur tient lieu de métier semi-officiel, ici : soulager les maux des villageois, simples humains que son père comme elle appellent, dans ce contexte, des « cures ». Ni lui ni elle ne sont humains. Créatures fantastiques vivant presque benoîtement à la frontière d’une nature tellurique et secrète qu’ils savent maîtriser occasionnellement, ils vivent plutôt bien leur puissance potentiellement si dangereuse, puissance tolérée par les villageois pour ses bienfaits, d’autant plus qu’elle demeure largement dissimulée. Jusqu’à ce que la découverte de l’amour – ou de quelque chose qui s’en approche discrètement – vienne chahuter cette organisation rationnelle d’un travail ô combien irrationnel…
Père a toujours été plus bestial que moi.
Certaines nuits, il laissait son échine s’affaisser, il se mettait à quatre pattes, il abandonnait raison et langage, et il courait de par la forêt.
Il revenait à l’aube, la gorge, la poitrine et le ventre rouges, entrait par la porte de derrière, se redressait et se mettait debout dans la cuisine. Les os qui craquent, les épaules qui se remettent en place, disait-il.
– Pourquoi tu ne viens jamais à la chasse avec moi, Ada ?
Je riais et je répondais que j’avais mes propres loisirs.
Publié en 2019, traduit en français en 2022 par Francis Guévremont chez Aux Forges de Vulcain, le premier roman de l’Irlandaise Sue Rainsford s’inscrit d’emblée parmi ces relativement rares coups de tonnerre dont on se demande soudainement comment la littérature avait pu patienter sans eux jusqu’ici. Superbe « collision d’horreur, de féminisme et de folklore » pour Justine Jordan dans The Guardian (à lire ici), incroyable transformation « d’une amourette adolescente en tout autre chose » pour Molly Dektar dans The New York Times (à lire ici), distillant une « poésie de l’horreur sachant éviter le gore qui lui confère déjà une voix bien particulière » pour René-Marc Dolhen dans Noosfère (à lire ici), déployant « une prose tellurique et hypnotique » pour Ann Dunne dans The Independent Dublin (à lire ici), une plongée « dans une forme de roman initiatique empruntant autant à la mystique et la philosophie qu’à la body horror ou aux quêtes d’identité de genre et d’émancipation » pour Teddy Lonjean dans Un dernier livre avant la fin du monde (à lire ici) : « Jusque dans la terre » est tout cela, et pas mal d’autres choses encore, et ce n’est pas le moindre de ses mérites que d’offrir ainsi une étrangeté radicale et pourtant dégustable et interprétable.
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Toute ma vie, je n’ai jamais eu de problèmes particuliers, à part peut-être le brouillard de poussière rouge. Quand il pleut, je vois rouge. Quand je regarde de l’eau, n’importe quelle sorte d’eau, une rivière, un lac, un ruisseau :
rouge
rouge
rouge
Et quand les gens vont nager, ou quand ils se tiennent sous la pluie, après, ils dégoulinent de rouge.
Je me suis rendu compte que l’eau n’était pas rouge pour tout le monde quand j’avais dix ans. Ma mère me lisait un livre avec des images. Je lui ai demandé pourquoi l’eau des dessins n’était pas rouge. Elle a eu très peur, mais elle a forcé sa peur à rester à l’intérieur, ce que papa n’arrive jamais à faire.
Elle m’a seulement demandé s’il y avait d’autres choses qui me paraissaient touges, et j’ai montré sa bouche rouge, et ses chaussures rouges, et elle a eu l’air de se calmer.
Par contre, on ne va jamais se baigner l’été. Et j’ai le droit de prendre des douches rapides, mais pas de bains. Et quand il pleut, maman tire les rideaux.
Il faut peut-être que je remonte aux chamanes clochards à faces multiples, créés par Scott Baker dans sa fabuleuse nouvelle « Variqueux sont les ténias » de 1989 (reprise en recueil dans « Nouvelle recette pour canard au sang », dont on espère toujours autant une réédition française, un jour), pour me souvenir d’avoir éprouvé un tel frisson à la fois physique et intellectuel, lorsqu’il se passe quelque chose de radicalement différent au niveau de la perception du corps, de son rapport à la nature et à l’environnement apparent, et de ce que cela signifie potentiellement en termes de vivre-ensemble et de politique. Bien sûr, le travail indiciel d’un Carlo Ginzburg autour des pratiques de sorcellerie, de mise à l’écart, de ritualisation et de retournement punitif au Moyen-Âge et à la Renaissance (telles qu’il les analyse notamment dans son « Sabbat des sorcières » de 1989) ne sont pas si loin d’ici, mais Sue Rainsford les propulse au cœur d’un fort impressionnant concassage charnel, osseux et lymphatique, dans la boue et dans l’humus, et dans une fabuleuse confusion des sentiments et du désir. Un grand roman, monstrueusement surprenant, indéniablement.
Père devait sentir une odeur particulière sur moi, percevoir une différence que je n’identifiais pas. Comment l’aurait-il appris, autrement ? Personne n’était au courant, pour Samson et moi. Nous avions tous les deux été très prudents, parce que nous savions que notre relation pourrait fâcher certaines cures.
Il y en avait qui voudraient me faire monter sur un bûcher, si elles venaient à l’apprendre. Il y en avait qui seraient jalouses, qui affirmeraient que je lui avais forcément donné un philtre pour l’obliger à coucher avec moi – ou que je lui offrais une forme de guérison plus puissante, plus efficace. Père disait toujours :
Si nous leur donnons la moindre raison d’avoir peur de nous, ils cesseront immédiatement de penser au fait qu’ils ont besoin de nous. En un instant. Et ils nous forceront à partir.
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