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Notes de lecture 2022

Note de lecture : « L’arche des Kerguelen » (Jean-Paul Kauffmann)

Restant toutefois un peu en demi-teinte, le beau récit d’une immersion géographique et historique dans le vent des Kerguelen.

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Kerguelen

Toute mon enfance, j’ai rêvé des Kerguelen. Assis contre les sacs de froment de la boulangerie paternelle, je me prenais pour Jim Hawkins, le jeune héros de L’Île au trésor. J’observais les dangers derrière le palanque, mot d’autant plus merveilleux que j’ignorais alors que c’était un fortin. Caché au milieu de mes sacs, tandis que mon père, tel Vulcain, tirait du four des fagots embrasés qu’il précipitait dans l’étouffoir, je tombai un jour, dans Spirou, sur les aventures du chevalier de Kerguelen racontées par un certain « oncle Paul ». Parti à la fin du règne de Louis XV pour découvrir l’Eldorado, ce marin breton n’avait trouvé qu’une terre désolée et en fut si désobligé qu’il refusa d’y débarquer. À son retour, il fut jugé et jeté en prison.
Ces îles mystérieuses que mon vieil atlas négligeait alors de signaler, je les avais crues bretonnes. j’étais sûr qu’on me cachait quelque chose. Quel crima avait donc commis Kerguelen ?
J’ai aimé aussitôt la sonorité étrange de son nom. On disait qu’il avait donné à la France une terre sauvage et désertique appelée Désolation. Mais je finis par apprendre que cet archipel était peuplé d’animaux enchanteurs et qu’il était aussi verdoyant que les prairies de sa Bretagne natale. Je m’émerveillais à la pensée que ce continent lointain était une parcelle de la France. Je pressentais aussi un mystère. Dès lors j’ai pris conscience qu’un secret, enfoui au plus profond de la vie d’un homme, s’était transmis à la terre qu’il avait découverte.

Premier récit publié sous forme de livre à part entière du journaliste Jean-Paul Kauffmann, aux éditions Flammarion en 1992, « L’arche des Kerguelen » (sous-titré « Voyage aux îles de la Désolation » dans les premières éditions), en prenant pour sujet central un archipel ô combien fascinant, dans sa nudité apparente même, concentre la plupart des beautés et un bon nombre des pièges de la littérature de voyage de la fin du XXème siècle, telle que la décrivait Emmanuel Ruben dans son « Dans les ruines de la carte » (dont on aimerait tant ici qu’il soit prochainement réédité). Nettement plus érudit, certainement (en particulier dans son retraçage des heurs et malheurs du « découvreur » de ces îles) que le roman graphique d’Emmanuel Lepage, « Voyage aux îles de la Désolation », qui lui est postérieur de presque vingt ans, il est aussi nettement moins incisif. La quête de la « belle formule », souvent réussie – et parfois un peu ratée -, est toujours apparente – ce qu’évitera par exemple, au prix d’une introspection plus fondamentale, et d’une insertion dans une mélancolie géopolitique si poignante, le Vassili Golovanov de « Éloge des voyages insensés » (2002), à propos de l’île Kolgouev, au nord de la mer Blanche.

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Pour me préparer à la rugosité des îles de la Désolation, à leur astringence, je goûte la douceur un peu écoeurante de l’ancienne île Bourbon. A la Réunion, le point de départ pour les Kerguelen se nomme le Port. La simplicité de la majuscule signifie à l’évidence que le voyageur est invité à la découverte absolue de l’Océan, du Voyage, des Îles… Je ne me lasse pas de savourer ces fruits obèses, de respirer les épais parfums des tropiques et cette tendresse trop mélodieuse des vents alizés. Ces saveurs sirupeuses me feront d’autant mieux apprécier l’amertume à venir des Kerguelen.
Un jour, enfin, je quitte le « Port », n’emportant que deux sacs. L’un contient les livres et les dossiers que j’ai rassemblés depuis des années.
Le Marion-Dufresne est un navire de cent douze mètres qu’une vie rude dans les « quarantièmes rugissants » semble avoir épuisé. Depuis vingt ans, il dessert les îles Crozet, Kerguelen et Amsterdam. On sent que le bateau couvert de sel et de rouille aimerait souffler un peu. Cependant, les réflexes semblent encore bons : l’épaisse et vigoureuse carcasse saura se tenir dans la tempête. Je l’ai aimé aussitôt, ce vieux sanglier des mers. Solitaire, il assure l’indispensable service de notre dernière ligne maritime, reliant nos ultimes districts. Il apporte tout à nos îles australes. Son sens du devoir m’a ému. Il ne prétend être qu’un « navire ravitailleur », alors qu’ils sait tout faire : paquebot, pétrolier, porte-containers, navire océanographique.
Je vais être condamné à une inaction d’une semaine sur l’une des mers les plus désertes et les plus tourmentées du monde. Mais je devine qu’à la différence des palaces flottants ou des voiliers de croisière, le Marion-Dufresne m’apportera le prélude indispensable à la connaissance de tout pays inconnu : l’attente et l’ennui.
Plus que la souffrance, le désœuvrement n’est-il pas l’épreuve suprême ? Qui sait combler le vide de l’âme quand plus rien ne l’absorbe est tiré d’affaire. Il triomphe du supplice le plus cruel ; l’être souffrant se contemple dans son tourment. L’ennui ne connaît ni la nuance ni la satiété.

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À la décharge du journaliste alors bien lancé sur le chemin d’un devenir-écrivain, ce voyage – et son compte-rendu peut-être trop habité, donc, de passages obligés et de quelques ressassements (sans tomber, loin de là, dans le maniement intensif de clichés du voyage érudit qui viennent gâcher la marchandise dans certaines tentatives de confrères – intervient peu de temps (deux ans et quelques mois) après la fin du calvaire vécu en tant qu’otage au Liban de mai 1985 à mai 1988, et l’on sait désormais à quel point il fallut du temps à Jean-Paul Kauffmann pour pouvoir retrouver ses sensations après une telle épreuve. Lorsque ces démons auront été affrontés et vaincus, ultérieurement, et qu’une forme d’humour sincère réapparaîtra, on pourra alors se délecter d’ouvrages moins directement proches de la tentative de catharsis, tels que, par exemple, « La maison du retour » en 2007 ou le superbe « Venise à double tour » en 2019, parmi bien d’autres. « L’arche des Kerguelen » n’en demeure pas moins une lecture captivante, où le sentiment de l’absence de quelque chose de largement indéfinissable ne gâche tout de même qu’à peine le plaisir à l’œuvre.

Notre repas du soir se compose de pâtes arrosées d’un côtes-de-provence retrouvé au fond d’une touque. J’en apprécie l’aimable rusticité. Qui a consenti à alourdir son sac pour boire un côtes-de-provence à val Travers ? Nous tentons d’imaginer l’odyssée de cette bouteille qui s’achève en énigme dans cette cabane. Née dans une propriété des environs d’Aix, embarquée à Marseille, elle a franchi le canal de Suez, a été soumise à la chaleur des tropiques puis aux secousses des « quarantièmes rugissants ». On l’a descendue à terre à Port-aux-Français puis elle a été emportée par un hivernant à l’autre bout de l’archipel.
Le bouchon n’indique qu’une date : 1985. Nous le tenons entre nos doigts, chacun à son tour, palpant le liège, caressant l’empreinte de la date comme si elle devait nous révéler quelque secret. Depuis des mois, personne n’est venu à Val Travers. Ce qui s’est passé l’an dernier aux Kerguelen n’a jamais eu lieu. Une mission s’en va ; une autre lui succède. Chacune ignore la précédente. Les Kerguéléniens n’ont pas de mémoire. « Ce qui a été, c’est ce qui sera. Ce qui est arrivé arrivera probablement encore. » Aucun fait, aucune histoire ne sont transmis à la mission suivante. Il y a dans la succession de ces colonies éphémères une absence d’illusions qui rappelle L’Ecclésiaste. Peut-être à cause du vent. « Ayant vu toutes les choses qui se font sous le soleil, je n’y trouvai que vanité et pâture du vent. »
Le vent gouverne l’archipel, bien qu’officiellement l’autorité française ait la maîtrise de ce district. Voilà pourquoi la France a tant tardé à exercer sa souveraineté aux Kerguelen. Face au vent, on ne domine rien. On peut subjuguer le désert brûlant, les étendues glacées ou les climats humides. Pas le vent. « Personne n’a le pouvoir sur le vent pour emprisonner le vent », dit encore L’Ecclésiaste. Le vent proclame aux Kerguelen l’absolue fluidité des choses. L’instant n’a pas d’épaisseur, le futur n’a pas d’avenir. Ce caractère changeant, cette absence de viscosité du temps n’ont pas échappé à mes compagnons. Sachant que plus rien ne subsistera après notre passage, ils sont enclins à vivre au présent et à négliger ce qui vient d’arriver. Ils ignorent le doute ou le regret. C’est peut-être le fait de leur jeunesse. Ils me plaisent bien, mes trois nouveaux amis. D’une inaltérable bonne humeur, insouciants mais avisés face au moindre obstacle, ils montrent une sorte de déférence à l’égard de ce « troisième monde ».

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À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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