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Notes de lecture 2021, Nouveautés

Note de lecture : « Lord Cochrane vs. l’Ordre des Catacombes » (Gilberto Villarroel)

En 1826, le deuxième volet haletant d’une furieuse saga feuilletonnesque et fantastique, mêlant avec un extrême brio le personnage historique du grand marin aventurier Thomas Cochrane au mythe de Cthulhu.

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Cochrane

Dès qu’on lui retira son bandeau, Jean-Baptiste Dallier ouvrit les yeux dans l’espoir d’identifier l’endroit où ses ravisseurs l’avaient enfermé. Après des jours entiers passés à subir coups et tortures, il était très fatigué. La première chose qu’il vit, ce furent ses pieds nus, couverts de plaies, puis son pantalon si sale qu’il était impossible d’en déterminer la couleur originelle. Poussière, urine, excréments et sang formaient un sinistre mélange qui, à n’en pas douter, devait sentir très mauvais, même si après tant de jours d’épuisement et de privation, il avait cessé de se préoccuper de ce genre de détails, surtout parce qu’il était incapable de ressentir autre chose que de la douleur.
Mais cette fois-ci, ce fut différent. Tous ses sens restaient en alerte, car il savait que quelque chose d’important était sur le point de se passer. Il avait été enfermé deux semaines dans la cave d’une église, puis on l’avait emprisonné et emballé comme un paquet de linge, on l’avait chargé dans le coffre d’une voiture à cheval et on l’avait ressorti une demi-heure plus tard dans les mêmes conditions, comme s’il s’était agi d’un bagage. Il ne perçut pas la chaleur du soleil. Il devina que la nuit était déjà tombée et qu’ils se trouvaient en quelque lieu solitaire. On le descendit à l’aide de cordes dans un trou, sur dix ou vingt mètres, il n’aurait su dire combien, jusqu’à ce qu’il heurte le sol, qu’il sentit couvert de gravier. Puis deux soldats – car ses ravisseurs étaient des soldats, ce point était très clair dans son esprit – le portèrent et le conduisirent dans un tunnel. L’air de ce lieu souterrain était tiède, plus tempéré qu’en surface. Il entendait le bruit des gouttes d’eau qui coulaient depuis le plafond, à cause de l’humidité peut-être, ou bien d’infiltrations. Les gouttes ne s’écrasaient pas directement par terre, quelque chose leur barrait le chemin. On entendait des craquements semblables à ceux de branches mortes.
Les soldats lui levèrent les bras et attachèrent ses fers à un pilastre. Sur la même colonne, au-dessus de sa tête, ils placèrent une torche. Puis, ils lui retirèrent son bandeau. Son menton tomba sur sa poitrine, à cause de la fatigue. Il garda cette position, en fixant ses pieds. Il entendit les soldats qui repartaient en empruntant le tunnel. Le bruit de leurs bottes résonnait sur le gravier. Mais il n’osait pas lever les yeux, car il savait qu’il n’était pas seul. « Il » se tenait là. Il parvenait à distinguer, devant ses pieds nus, deux bottes noires de cavalier et il savait que le Colonel – comme l’appelaient ses subordonnés – était resté à ses côtés et l’observait.
Jean-Baptiste était un homme intelligent et il comprenait que s’ils l’avaient enchaîné, et que si le Colonel était demeuré seul avec lui, c’était pour que l’officier lui fasse ses adieux. Et cela signifiait qu’aucune échappatoire ne s’offrait à lui : il était arrivé à la fin de son voyage. Le tuerait-il avec son épée, qu’il maniait si bien ? Ou avec un des poignards qui l’avaient torturé ? Le laisserait-on mourir de faim dans ce lieu abandonné ?
Le Colonel agrippa ses cheveux, souleva sa tête et le regarda dans les yeux. Jean-Baptiste vit son chapeau noir, ses yeux d’oiseau de proie, son sourire torve, et fut convaincu que cet homme, si on pouvait l’appeler un homme, jouissait intensément de cet instant. Il fut pris de dégoût. Le Colonel devina peut-être ses pensées, car son sourire s’effaça sur-le-champ et il le lâcha. Jean-Baptiste appuya de nouveau son menton sur sa poitrine, ferma les paupières et se prépara au pire.
– Vive l’Empereur ! cria-t-il, avec les dernières forces qui lui restaient.
Mais il ne se passa rien. Le Colonel se retourna et, tout comme les soldats, se retira. Ses pas se perdirent dans le tunnel.
Profitant de la lumière de la torche, Jean-Baptiste leva la tête et parcourut l’endroit du regard. C’était une pièce circulaire, taillée à même la roche brute. Les murs semblaient avoir de nombreux trous. Ce n’était qu’en plissant les yeux qu’il découvrit que les trous étaient les orbites vides de crânes de douzaines, de centaines de squelettes qui s’amoncelaient, parfaitement empilés, du sol au plafond. C’était un échafaudage complexe dans lequel les têtes étaient maintenues, alignées par couches successives, sur des branches mortes. Non, ce n’était pas des branches. Il regarda à nouveau. C’étaient des os, des restes humains poreux et jaunâtres, qui servaient de support à cette architecture macabre.
Cette vision terrifiante informa Jean-Baptiste : il se trouvait dans les catacombes de Paris.
La salle circulaire était traversée par un couloir qui, des deux côtés, communiquait avec l’intérieur de ces souterrains. Au centre trônait un puits dont les bords en pierre surplombaient le sol de près d’un mètre et demi.
Jean-Baptiste se souvint qu’on lui avait mentionné l’existence des catacombes, bien qu’il n’y soit jamais descendu auparavant. Mais c’était la première fois qu’il entendait parler de la présence d’un puits à cet endroit. Il se demandait s’il contenait encore de l’eau, qui l’avait construit et pourquoi.
Il entendit une éclaboussure, mais le bruit venait de très loin, comme si le puits était très profond et que l’eau se trouvait à des dizaines de mètres plus bas. Puis, il perçut un souffle lourd et le son métallique de divers outils – c’est du moins ce qu’il croyait -, martelant l’intérieur des murs de pierre de ce vieux trou. Pendant un instant, il se dit qu’il devait s’agir d’un tailleur de pierre – car il avait entendu dire que les catacombes étaient à l’origine des carrières – et il eut l’espoir d’être sauvé. Mais il écarta rapidement cette idée. Qui pourrait travailler la nuit dans ces labyrinthes et sans le soutien d’autres collègues ? Il ne voyait pas non plus de cordes ou de madriers  servant d’échelle pour sortir du puits. Mais le grincement des pierres retentissait de plus en plus près, et celui qui s’approchait faisait beaucoup d’efforts pour se frayer un chemin à travers le puits jusqu’à la surface.
Une ombre frappa avec force la grille qui fermait le puits. Il y avait en effet une grille circulaire, mais les soldats du Colonel avaient pris la précaution de la laisser déverrouillée peu avant de partir. Grâce à cela, le visiteur passa une main à travers les barreaux et commença à la soulever. Alors, Jean-Baptiste découvrit que le nouveau venu n’utilisait aucun équipement. Ni le moindre vêtement.
Avant même que son esprit n’eût compris ce qui allait advenir, son instinct l’avait poussé à crier. Alors que le volume de ses cris désespérés augmentait, Jean-Baptiste le vit sortir du puits et, à la lumière de la torche, eut la confirmation de sa pire peur.
Ce n’étaient pas des outils aux mains de l’inconnu.
C’étaient des griffes.

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À la fin de « Cochrane vs. Cthulhu », nous avions laissé Thomas Cochrane, l’extraordinaire officier de marine militaire britannique, déchu de la Navy et de ses droits par la faute de la fraude boursière d’un oncle, quittant les parages de Fort Boyard en 1815, après une rencontre inopinée avec une divinité immémoriale et souterraine, dont il avait de justesse empêché un retour de fort mauvais augure sur le sol de notre Terre. Délaissant les mauvais vents européens, nous apprenons à présent qu’il vient de consacrer plusieurs années à conduire à la victoire les toutes jeunes marine chilienne puis brésilienne contre les ex-puissances coloniales espagnole et portugaise, dans la lutte de libération du continent sud-américain.

En cette année 1826, le voici à présent rentré en Europe, clandestinement installé à Boulogne-sur-Mer, en train de préparer son expédition pour la Grèce, où les insurgés secouant la domination turque ont à leur tour sollicité son engagement. Jean-François Champollion, devenu son ami lors des événements de 1815, et désormais conservateur des antiquités égyptiennes au Louvre, après dix ans de disgrâce largement effacés par le déchiffrement de la pierre de Rosette, l’année précédente, le contacte alors pour une grave affaire pressante, qui implique un certain manuscrit récupéré lors de leur aventure commune à Fort Boyard, onze ans plus tôt, manuscrit pour lequel une mystérieuse secte, constituée à l’intérieur de l’Église Catholique elle-même, semble absolument prête à tout… La Grèce devra attendre quelques semaines, il y a urgence, et voici Lord Cochrane, avec ses fidèles amis, de nouveau sur la route de l’aventure… indicible.

Il était six heures du soir, ce 4 février 1826, quand Lord Thomas Alexander Cochrane, amiral à la retraite des flottes chilienne et brésilienne, arriva à l’entrée principale du Palais du Louvre. L’obscurité hivernale était tombée sur Paris quinze minutes plus tôt et un vent glacial laissait les rues presque désertes.
Bien enveloppé dans le manteau de laine avec lequel il avait rejoint la prison de King’s Bench à Londres douze ans auparavant, le marin écossais avança à grands pas jusqu’à la porte du musée, où il présenta aux gardes les accréditations qui l’identifiaient, sous un faux nom, comme secrétaire du consul britannique à Paris.
Il n’aimait pas utiliser ce genre de subterfuges en dehors du champ de bataille. Mais après avoir réfléchi à la question, il avait considéré que, tant qu’il serait en France ou dans n’importe quel autre pays d’Europe, il était obligé de mentir, car c’était ni plus ni moins que sa propre sécurité qui se retrouvait en jeu. Pour la deuxième fois de sa vie, il fuyait la justice britannique et, au regard des risques qu’il prenait, aucune des précautions qu’il pouvait adopter, dans une capitale comme Paris, n’était de trop.
Les raisons de ces démêlés avec la justice remontaient à 1814, cette année fatidique où, après un procès expéditif – mené à coups de séances nocturnes épuisantes qui n’avaient pas laissé à ses avocats le temps de préparer leurs plaidoiries -, il avait été condamné pour fraude perpétrée contre la Bourse du Commerce de Londres. Son oncle Andrew Cochrane-Johnstone et lui-même avaient tous deux des participations dans un groupe d’investisseurs poursuivi pour escroquerie. Il avait échoué à convaincre le juge de son innocence.
La sentence du tribunal fut un ouragan qui anéantit la vie qu’il avait jusqu’alors construite.
Dès l’annonce du verdict, Lord Cochrane fut expulsé de la Royal Navy.

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Le Lord Cochrane historique (1775-1860) est sans aucun doute l’un de ces personnages pour lesquels l’expression anglaise larger than life semble avoir été inventée. Connu d’abord principalement comme véritable némésis de la marine napoléonienne, il est le principal modèle d’inspiration utilisé par les trois plus fameux auteurs britanniques de romans de marine de guerre à voile : le Richard Bolitho d’Alexander Kent (1924-2017), le Horatius Hornblower de Cecil Scott Forester (1899-1966), et surtout le Jack Aubrey de Patrick O’Brian (1914-2000), brillamment porté une première fois à l’écran par Peter Weir en 2003, sous le titre « Master and Commander », avec Russell Crowe dans le rôle-titre, lui doivent énormément. Au Chili en revanche, Thomas Cochrane est avant tout considéré comme l’une des figures-clé de la lutte pour l’indépendance, entre 1818 et 1821, et c’est à ce titre que Gilberto Villarroel se consacre à un long-métrage documentaire à son propos, en 2015. Ayant assemblé une monumentale documentation sur le personnage et sur son époque, il peut désormais traquer les moindres interstices biographiques disponibles pour y insérer sa propre saga romanesque, dans laquelle le héros affronte les créatures du mythe lovecraftien de Cthulhu. Après « Cochrane vs. Cthulhu », et sachant qu’un troisième volume (qui viendra temporellement s’insérer entre les deux premiers, et qui aura à voir avec certaines montagnes hallucinées situées aux confins de la Patagonie chilienne et de l’Antarctique) est d’ores et déjà prévu, « Lord Cochrane vs. l’Ordre des Catacombes » a été publié en 2018, et traduit en français, toujours aux Forges de Vulcain, par Jacques Fuentealba en 2021. On y retrouve notamment avec joie, et peut-être encore mieux maîtrisées que précédemment, à la fois la somptueuse actualisation de la verve feuilletonnesque très « XIXème siècle » des Honoré de Balzac, Alexandre Dumas ou Eugène Sue – dont les capes et les épées sont transfigurées par un usage habile et permanent du « Précédemment dans… » cher aux séries télévisées contemporaines – et une chorégraphie combattante impressionnante de précision et de dynamisme, particulièrement rare dans cette littérature de genre, au point que l’on jurerait parfois que John Woo, Quentin Tarantino ou peut-être même Rob Reiner ont été discrètement invités en conseillers techniques pour permettre de concocter cette rare mixture littéraire, hautement endiablée, haletante de bout en bout, et nourrie pourtant d’étonnantes et subtiles perspectives en seconde intention.

La photographie ci-dessous est de l’excellent José Cañavate Comellas (Studio81).

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À propos de Hugues

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