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Notes de lecture 2020, Nouveautés

Note de lecture : « Joueuse » (Benoît Philippon)

Une vengeance au poker. Un quatuor de choc dans ses improbabilités multiples. Une route à tailler vers la rédemption ou la mort. Impressionnant.

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Le père ne voulait pas que son fils trime comme un con. Faire les trois-huit, compter les mois avant la retraite, compter les semaines avant les vacances, compter les heures avant la fin de la journée. « Tant qu’à compter, compte les cartes », il lui disait. Tout ce qui se joue avec de l’argent au bout, son père l’a enseigné à Zack quand il était gamin. Dès que ça nécessitait réflexe, stratégie, veine, arnaque, il lui expliquait les rouages. Son vieux lui a tout appris, de l’appât du gain à la méfiance de l’adversaire. Il lui rabâchait que la société est fondée sur le mensonge : « L’État t’arnaque, les impôts te volent, ton patron te ment, ta femme te trompe, y a pas de raison de rentrer dans le rang. T’es pas un mouton. Sauf si t’as un penchant pour les abattoirs. Tu veux finir à l’abattoir, toi ? »
« Non », répondait le petit Zack décontenancé par la logorrhée paternelle.

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Zack et Baloo, le filiforme et le massif, le Blanc et le Noir, le pragmatique et le dépressif, forment un redoutable duo de détrousseurs au poker, de parties semi-officielles en tournois carrément clandestins. Connaissant tous les secrets de l’art de la triche, ils mettent néanmoins un point d’honneur (et d’instinct de survie) à ne jamais l’utiliser, se contentant de plumer leurs adversaires petit à petit et à la régulière. Leur réputation établie dans les cercles interlopes de l’argent toujours davantage à blanchir et distraire, comme dans les caves des passionnés et des obsessionnels, leur ouvre des portes dangereuses et lucratives. Une jeune femme les traque pourtant discrètement : se révélant elle-même, dans un milieu pourtant suprêmement sexiste, une impitoyable machine de jeu à très hautes performances, elle a besoin d’eux pour une partie qui fait figure de Graal personnel pour elle, une vengeance glacée indispensable à sa survie mentale et à un éventuel retour à l’équilibre, enfui depuis son adolescence.

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– Salut, Zack, ça roule ?
– Salut, Dédé.
Serrage de pince rouillée. Dédé se siffle sa Suze sans prendre la peine de remercier le barman habitué qui lui en ressert une aussitôt. Issu d’une autre époque, avec sa face de Krasucki, son mégot rivé aux chicots, son béret en tweed et sa diction que des décennies de Suze ont rendue aléatoire, on croirait Dédé tout droit sorti d’un syndicat de cheminots, et c’est exactement ce qu’il a été toute sa vie. En parallèle, il arrondissait ses fins de mois difficiles grâce à ses doigts de fée et à son aptitude à la filouterie aux cartes. Il poursuit cette carrière durant sa retraite, aussi miséreuse que son salaire d’ouvrier du rail. Dédé ne paie pas de mine, et c’est là son meilleur atout. Sous son camouflage de pilier de bar de Roubaix, il est plus affûté qu’un Opinel, il se taillade du joueur imprudent façon jambon, et ne laisse pas un gramme de bidoche autour de l’os. En tant que syndicaliste, il a perdu plus d’un combat face au rouleau compresseur capitaliste, la faute à la picole et à l’injustice sociale, par contre en tant que joueur, il en a essaimé derrière lui du rupin dépouillé. Modeste vengeance du peuple.

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Quatre ans après « Cabossé », deux ans après « Mamie Luger », le troisième roman de Benoit Philippon, publié début 2020 dans la collection Equinox des Arènes, nous plonge dans un univers bien particulier, celui du poker. Pas celui des compétitions officielles, jouées sous les projecteurs des casinos de luxe et des hôtels intercontinentaux, mais celui qui mêle les bas-fonds résolument mafieux et les cercles clandestins où la violence du capital peut s’habiller provisoirement d’un peu d’élégance feutrée – avant de laisser s’exprimer, si nécessaire, ses plus mauvais penchants. D’appartements luxueux et filtrés en caves de mauvais aloi, d’entrepôts frigorifiques reconvertis le temps d’une nuit en rades improbables, l’auteur nous entraîne avec un brio étourdissant dans son road novel où d’impossibles rédemptions croisent des attirances maudites, où des fidélités d’une autre époque s’entremêlent avec des coïncidences tragiques, où l’adresse et la mémoire s’allient nécessairement à la brutalité et à l’instinct, où le sexe et le sang sont toujours prêts à jaillir derrière les parois de glace des bluffs impénitents. En à peine 350 pages tourbillonnantes et acérées, Maxine, Zack, Baloo et le gamin surdoué prénommé Jean nous offrent un des plus sinueusement impressionnants quatuors inespérés du roman noir contemporain.

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Le vigile les laisse entrer.
À l’intérieur de la chambre froide, cinq hommes, entre la soixantaine et le pied dans la tombe, poireautent en silence autour d’une table éclairée par un unique plafonnier.
Il n’y a qu’une sortie, pourtant un panneau Issue de secours clignote au-dessus.
Zack et Baloo opinent du chef en se dirigeant vers deux chaises libres. Les cinq hommes, malgré leur propension au délit de faciès, hochent les trognes en retour. Salutations aussi chaleureuses que le lieu.
Sur la table manquent trois morceaux au roi de cœur pour que la carte soit reconstituée. Zack y accole le sien et s’assoit. Baloo l’imité. Mimétisme en noir et blanc sur fond de veste rouge.
Agissant comme si tout était normal, Zack s’amuse avec son jeu de cartes en toute décontraction. À défaut de détendre l’atmosphère, l’esbroufe a le mérite de légitimer la présence des nouveaux venus.
Ernest, le plus anguleux des sexagénaires, jette un œil de travers sur la veste de Baloo. Son visage taillé à la serpe affiche un dédain glacial. De sous sa fine moustache élaguée aux ciseaux de barbier chuintent ses premiers mots peu avenants :
– Chouette couleur.
– Je sais pas, je suis daltonien.
Doigts croisés, mains posées sur la table, Baloo fixe le vide devant lui de ses yeux vert émeraude que fait ressortir sa peau noire. Sa veste rend l’ensemble plus flashy qu’une pochette de Grace Jones. Pas vraiment du goût d’Ernest, plus porté sur Wagner.
– Ben je t’informe alors : chouette couleur.
– Tant mieux. J’avais peur qu’elle soit rouge. Je déteste le rouge.

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À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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