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Notes de lecture 2020

Note de lecture : « Gangue son » (Jean-Charles Massera)

Un manifeste-brûlot incisif et gouailleur que l’auteur a laissé derrière lui il y a plus de quinze ans pour affronter d’autres horizons, et qui garde pourtant intactes son énergie et sa lucidité.

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Le pont ? Passé. Voici la zone… qui, statistiquement tient à distance : 90 % ! de la ville. 100 000 zlotys ? tu peux : décharger sur Penthouse dans l’indifférence générale, poignarder un type qui veut vendre ? son autoradio, avoir un badge de Madonna… Uwaga Praga… rive droite de Varsovie… à gauche après le pont une femme pisse accroupie vous ne bandez pas derrière un homme qui remplit son sac de fourrure donne un coup de pied dans l’estomac de quelqu’un qui veut la lui voler se branle au nez et à la barbe de celle qui pisse. L’expression ? Non, je ne vois pas.
Le quartier de Praga : stimulus réaction enfin réunis. Plus d’espace pour la pensée. Court-circuit. Le fluide émotionnel ne circule plus : coagulation. La ponctuation fout le camp ! Où va-t-on ? Praga… l’autre rive de la Vistule… Là où l’on trucide avec naturel : Alors ça avance ? Minute… tu vois bien qu’je crève Monsieur… Là où situations et personnages rendent l’âme : Arrête de bourrer ta sœur tu vois bien qu’elle est en train de manger… ou bien : KUUUURRRVA ! T’est tellement bourré qu’t’as même pas vu qu’y t’ont tiré ton blouson ! Va l’chercher connard ! Fonce : Fonce un peu comme un poulet tout juste décapité cours encore un instant à la recherche de ta personnalité oubliée dans une poche de blouson, fais un écart : dégage du coude un passant, cours encore un instant, trébuche, finis ta course dans le mur.

Comme le rappelle fort significativement l’avant-propos de l’auteur, en tête de cette nouvelle édition publiée en 2016 chez La ville brûle, « Gangue son » est un texte « ancien », publié pour la première fois chez Léméal en 1994. À ce titre, son énergie de brûlot littéraire pourrait avoir souffert, sans démériter, d’un déphasage ou même d’une caducité précoce, jugée à l’aune de l’ultérieur. Disons-le d’emblée : il n’en est rien. Jean-Charles Massera, toujours en avant-propos, nous présente humblement ce ressort qui a, semble-t-il, joué son rôle : « Gangue son est le récit programmatique d’un projet littéraire qui n’aura jamais eu lieu, ou plutôt celui d’une écriture qui n’aura été travaillée que dans ce récit même, celui de la construction de phrases qui tentent de se faire entendre dans un certain remix de la littérature francophone et nord-américaine des années cinquante, soixante, soixante-dix et quatre-vingt. Celui d’une certaine idée de la littérature, une idée que tout ce que j’ai ensuite exploré et cherché a mis en crise et très vite invalidé. » Comme nous l’ont montré depuis un siècle les diverses épistémologies de la falsification, après Karl Popper, certaines invalidations sont parfois essentielles, et « Gangue son » en fait à mon sens partie.

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Dérangé ? Agacé ? Alors n’hésitez plus : Trucidez-le. Une femme vous excite aux heures de pointe ? Vous l’avez dure ? Alors : astiquez-vous. À peine trois paragraphes qu’on est sorti, et déjà mauvaise haleine. Voix pâteuse et goût de bouchon en pleine zone sinistrée de la littérature. Visions trash qui n’avancent pas !… Pas près d’arriver ! Langue chargée… rien à faire pour l’instant… Fallait pas prendre un roman de boulevard périphérique… ces files de phrases qui tournent autour du centre que tout le monde cherche à éviter… L’essentiel ?… non, vraiment… pas aujourd’hui… faut que je parle de la banlieue… en quoi il s’agit là d’une photographie significative de notre fin de millénaire. La prochaine fois : penser aux itinéraires de délestage. En attendant, autant rester chez soi. Demi-tour. Code. Ascenseur. Clés. Porte claquée. Répondeur avant la douche froide. Ça clignote… : un message… : Oui… c’est Burroughs qui vous parle… écoutez, vous voulez dynamiter quoi au juste ? déchets d’allégories ? dépôts de sens ? Des endroits pareils ça devrait être interdit aux écrivains. C’est déjà ouvert au public… Vous n’allez pas refaire les poubelles du monde… Dans le fond de cette décharge, que reste-t-il ? des détritus non recyclables. Vous êtes sur la voix passive de la putréfaction… Déjà à Mexico, on lisait dans les journaux des faits divers de ce genre : un particulier demande du feu à un autre. Lequel n’avait justement pas d’allumettes sur lui. Du coup, le premier sort un pic à glace et le trucide. Voilà, vous êtes prévenu. Bonne nuit.
Sordide et vomissure ? : langue de bois garantie, celle des bûcherons cons : poètes du douzième degré roulant le lecteur dans la matière mal digérée avec des morceaux qu’on reconnaît dans la bouillabaisse. Une sauce qui n’aurait pas pris.
– Mais qu’est-ce que la bouillabaisse vient foutre ici ?
Voie sans issue. Impasse après le pont. Qu’on laisse le monde s’écouler dans le trou de l’évier littéraire et qu’on n’en parle plus. Vortex.

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De manière à la fois elliptique, souvent allusive, et pourtant toujours extrêmement incisive, Jean-Charles Massera parcourt en effet, en petites foulées rageuses, quatre décennies de littérature, tant novatrice que néo-classique, tant réputée expérimentale que rompue aux us et coutumes d’une lecture immémoriale. L’auteur traque ici de manière avouée et presque officielle, à sa façon, le son de l’écriture et ce qui pourrait ou aurait pu lui permettre de se dégager des conventions mortifères et du poids des habitudes tendant peu à peu, précisément, vers l’illisible (non pas au sens de l’incompréhensible, souvent jeté à la face de l’audace par une certaine critique littéraire néo-ronronnante des années 1990, mais au sens de l’inutile, du déjà lu cent fois, du absolument pas nécessaire). Mais de cette traque émergera in fine, après une riche collection de constats jouissifs, joliment exagérés ou magnifiquement hilarants, la puissance de la métaphore poétique et politique dans une forme comme rajeunie, rénovée, impavide et potentiellement triomphante. Soumise aux broyages par l’usure et l’abus d’usage, elle secoue la poussière accumulée, et démontre, dans les creux des démonstrations emportées de l’ouvrage, qu’elle est toujours vivante, pour peu que l’on se préoccupe un peu, profondément, de sa valeur et de sa portée (Jean-Charles Massera dirait vraisemblablement de sa visée). En confrontant sans rémission les possibilités, réputées pourtant fatiguées, de l’écriture, aux storytellings politiques et médiatiques du moment, en y découvrant, parfois à son esprit défendant (d’où sans doute le sentiment d’échec, logique, et de succès, paradoxal, qui enveloppe l’ouvrage, avec le recul), des ressources insoupçonnées, l’auteur nous offre un panorama orienté inestimable. Et c’est ainsi que la lecture de « Gangue son » devient perpétuellement précieuse, huit ans avant le chef-d’œuvre « United Emmerdements of New Order ».

Et puis peut-être encore (paradoxalement) ceci : une forme n’a de sens – de justification – que dans le rapport de nécessité qu’elle entretient avec sa visée. Gangue son ne cherchait que la forme, la visée est venue plus tard, mais il était évident que sans forme, elle ne pouvait pas opérer.

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À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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