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Notes de lecture 2019

Note de lecture : « Moi, Peter Pan » (Michael Roch)

Poétique, mélancolique et résolument tourné vers un avenir hors des boucles sans fin, un Peter Pan inattendu, songeur et séduisant.

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Il n’y a pas de miroir au Pays Imaginaire. Alors tous les matins, moi, Peter, Roi des enfants perdus, Prince des poux, Comte des grimaces et des jeux de Gros-mots, je m’assois sur une souche, un trône de verdure enraciné au centre du Village de Cocabanes, celui des enfants perdus, et j’attends. J’attends d’inspecter les tignasses de mon petit peuple.
À peine tirés de leur sommeil, les garnements de misère me présentent leurs coiffes, papillons éphémères qui ne dureront pas plus d’une journée. Je contrôle la présence de poux, j’étudie la forme de leurs rêves, je tâte la texture de leurs souhaits. Je demande poliment d’abord, puis je rajuste la barbe à papa qui leur sert de cheveux en détachant avec délicatesse le surplus filandreux qui leur servira de petit déjeuner.
Une fois coiffés et repus par leurs propres idées, je les envoie inventer leurs jeux ailleurs, patout et tout autour, car, au Pays Imaginaire, on a toujours le temps de créer quelque chose de neuf, ou de beau, et de croire en la magie des commencements. Surtout le matin.

Wendy est rentrée à Londres. Peter Pan est resté, naturellement, au Pays Imaginaire. Toujours aussi souverain de sa tribu d’enfants perdus plus dépenaillés que jamais, il a beau vouloir maintenir vivante l’étrange illusion qu’il pratique depuis toujours, les doutes le submergent peu à peu – et il ne parvient plus à ignorer comme jadis le terrible ressort qu’a toujours été pour lui la peur de grandir. Alternant les moments de sombre méditation et les tentatives de raviver les aventures précédentes, dans ce décor éternel fourni par la fée Clochette, par Lili la Tigresse, par sa tribu indienne, par les sirènes ou par le crocodile, même après la mort de Crochet, que va-t-il advenir de lui ? Les rêves ici ne sont plus tissés que de jeux et de facéties, le sérieux et la mort se sont durablement installés au pays de l’insouciance, et il rôde désormais comme un rude parfum de mélancolie sous les futaies et sur les rivages.

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Dans les Bois Perdus au cœur de la Forêt Interdite, je recherche l’écho des enfants disparus. Je poursuis les noms portés par ceux qui ont grandi, qui ont quitté le Pays Imaginaire. Sous les feuilles géantes des palétuviers, je nettoie leurs tombes vides des rares feuilles mortes. Ils ne sont pas morts, ils ne sont simplement plus là. Et au centre du cimetière symbolique que les enfants perdus, Clochette et moi avons dressé, j’allume une bougie déjà bien entamée. Dans la clarté du matin, son éclat est illusoire, mais j’ai besoin de leurs noms.
– J’ai besoin de vos noms, Filles et Garçons perdus, Gens disparus, mauviettes évaporées ! J’ai faim de vos noms comme les peuples cannibales, mangeurs de phalanges et suceurs de lobes, qui croquaient l’œil des morts pour obtenir une meilleure vue ou leur bras pour acquérir une plus grande force.
J’ai besoin de leur chance, de leur raison. Je veux imprégner mon cœur des restes de leurs vibrations, celles qui flottent ici-bas, celles qui ont le pouvoir de me réconforter, jour comme nuit. Parfois, je sens cette connexion, ce véritable contact avec l’ailleurs – tous les ailleurs : celui du passé, celui du futur, celui qui est invisible, ou celui qui est beaucoup trop loin, tout simplement. Je ressens cette permanence, cette indivision du moi et de la nature qui m’entoure, celle qui m’a précédé et celle qui me survivra. Mais aujourd’hui, il n’y a rien. Pas la moindre sensation, ni même la plus petite émotion : que le désert vide d’un champ de pierres qui s’enlisent sous une marée de lierre bleu.

Le personnage créé par l’Écossais J.M. Barrie en 1902 est sans doute devenu l’un des plus puissants mythes contemporains, explorant le rapport de l’enfance et de l’âge adulte avec une vigueur ramifiée que la psychologie moderne n’a pu que largement saluer. Les créateurs ne s’y sont pas trompé, et au-delà des nombreuses adaptations plus ou moins fidèles sur les planches ou à l’écran, et de l’habituelle normalisation disneyienne (1953), on ne peut que saluer par exemple l’investigation poussée conduite par Rodrigo Fresan dans ses « Jardins de Kensington » (2003) ou l’invention de tenants et d’aboutissants potentiels orchestrée par Régis Loisel dans sa série de bande dessinée publiée entre 1990 et 2004. Avec ce roman publié aux éditions Mü (comme le précédent, « Les Vicariants », écrit en collaboration avec Alfred Boudry) en 2017 (et désormais disponible en poche chez Folio SF), Michael Roch, jusqu’alors surtout connu pour son travail pulp avec les éditions Walrus et pour ses chroniques littéraires aux différentes croisées des mauvais genres, a su déceler un angle poétique inattendu dans la roche friable du Pays Imaginaire.

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Parfois, la fille du chef des Indiens du Pays Imaginaire, Lili, me rend visite. Quand elle voit que ma hutte est éclairée, elle se faufile dans le Village Perdu et grimpe jusqu’à la cime du plus haut des arbres. Et on s’amuse ensemble. Si on ne s’amuse pas, au moins, on est chagrinés ensemble. Je l’aime bien, Lili. Et je crois qu’elle m’aime bien aussi.
Une nuit, elle entre comme une tempête dans ma cocabane. Elle arrache ma couverture de jute avant même que je transforme mon air triste en joli masque-sourire. Elle me regarde avec les yeux plissés d’un chat sauvage, elle bande son corps comme la corde d’un arc prêt à décocher et elle m’envoie à la figure une salve de mots dont l’ordre et le sens se perdent dans la cahute comme les éclats d’une boule à facettes. Je ne comprends pas tout. Ce qu’elle dit s’emberlificote comme une boule de laine. Elle me parle de sirènes  qui t’embrassent pour un oui ou pour un non, de Wendy qui est toujours là, dans ma bouche, mais qui ne reviendra pas, de tout un tas de trucs à propos du coeur et des aiguilles qui le picotent et des bonds qu’il fait à l’improviste et des fêlures qui le brisent et des vagues de chaleur qui enflent  et qui refluent et des cicatrices qui ne se referment pas avant longtemps.
Lili, elle est comme ça : une bombe à retardement. Un volcan qui se cache pendant des jours et des mois et qui, un soir, entre en éruption. Elle rumine seule dans son coin et, dès qu’elle ne peut plus tenir ses pensées négatives qu’elle tricote dans tous les sens, elle se rue sur le problème pour tout lâcher. Souvent, le problème, c’est moi. Et ses cavalcades mentales à mon sujet sont parfois tellement emmêlées qu’on dirait un pull raté de vieille mamie. Alors je l’appelle « mamie », et elle boude.
Elle fait sa moue de petite fille, la bouche pincée et le nez froncé. Comme elle me fait rire, je sors de mon lit pour venir la prendre par les épaules. Je prétends que ce n’est pas grave, qu’elle peut recommencer son histoire du début, un peu plus lentement, pour que je percute. Ce n’est pas de ma faute. Je lui assure que ça avait l’air marrant, mais que je n’ai rien compris. Elle croise les bras.
– C’est sérieux, Peter.

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Ce Peter Pan, s’il respecte la majorité des canons du personnage mythique, ouvre bien des perspectives rarement abordées, voire insoupçonnées, à part peut-être par Rodrigo Fresan. Il nous rappelle d’abord, de manière éclatante, que le personnage de J.M. Barrie, en réalité (et contrairement à son édulcoration par les studios Disney) nous parle beaucoup moins de l’enfance que de l’adolescence, quand se profilent à l’horizon un changement de questionnement, justement, et qu’apparaissent progressivement la sexualité, la position vis-à-vis des autres, l’insertion psycho-professionnelle qui s’approche, et l’entrée forcée dans des relations de pouvoir bien différentes de celles prévalant auparavant, qu’elles disent leur nom ou pas. La mélancolie du Peter Pan de Michael Roch est celle de l’angoisse adolescente conquérante, et sa poésie inattendue est celle de la découverte du pouvoir performatif et charismatique du langage, bien au-delà de la seule action et de la seule aventure brandies comme justifications existentielles. Il nous rappelle aussi, s’il était besoin, métaphoriquement et directement, et contrairement à tant de discours ambiants, qu’il n’y a pas besoin d’être vieux pour être mûr, et qu’être mûr ne signifie en rien être résigné à un état de choses délétère. Et c’est ainsi que « Moi, Peter Pan », échappant à la solitude de l’explication de texte de l’Égoïste Suprême qu’est, pour un bon pourcentage, le héros de 1902, diffuse subrepticement son contenu roboratif, politique et joliment désemparé – au moment le moins attendu.

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