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Notes de lecture 2019, Nouveautés

Note de lecture : « Guédiguian » (Christophe Kantcheff)

Un guide exceptionnel dans les méandres magnifiques de l’une des plus puissantes et des plus authentiques œuvres cinématographiques contemporaines.

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Christophe Kantcheff, dont on connaît la qualité de la plume critique littéraire ou cinématographique, exercée principalement aujourd’hui chez Politis, nous offre avec ce « Guédiguian » publié aux éditions de l’Atelier en novembre 2018 un concentré fortement actualisé de son ample travail déjà consacré à l’un des plus importants et des plus attachants cinéastes français actuels (« Robert Guédiguian cinéaste », éditions du Chêne, 2013).

Robert Guédiguian est un entrepreneur. Non pas au sens du Medef ! Mais au sens étymologique du mot « entreprendre » : pretendere, en latin, qui signifie « saisir » ou « prendre » pour maîtriser (et non pour s’emparer, du verbe capere, donnant « capturer »). Guédiguian entreprend pour ne pas être débordé par une situation, ne pas subir un rapport de forces ; pour participer pleinement à son époque, quitte à ne pas suivre le sens du vent ; pour ne pas être objet dans l’Histoire, mais sujet. Être maître de son destin.
Ce faisant, il accomplit une œuvre. Elle est aujourd’hui d’une richesse incontestable, composée de vingt films, dont le premier a été tourné en 1980, Dernier Été, à l’Estaque, le quartier de Marseille qui l’a vu naître. Sans l’avoir prémédité, il va faire entrer « son » quartier dans l’histoire du cinéma, le transformant en scène régulière où, de film en film, ses personnages évoluent. Autant parce que ces rues et ces habitations constituent sa langue cinématographique que parce qu’il vient y flairer les tensions du réel, les métamorphoses dues au temps. Depuis Le Promeneur du Champ-de-Mars, en 2005, Robert Guédiguian sort désormais de Marseille pour réaliser certains de ses films. Mais ceux-ci portent une si grande part de lui-même qu’ils ne sont en rien des œuvres hors-sol, exilées.
L’une des grandes caractéristiques du cinéma de Guédiguian est d’être inscrit dans la durée – près de quarante ans maintenant – avec une permanence dans la composition de l’équipe qui l’entoure, aussi bien du côté des comédiens – Ariane Ascaride, Gérard Meylan et Jean-Pierre Darroussin en tête – que du côté des techniciens. En matière de production également, puisque Agat Films, fondée sur un collectif d’associés, produit la plupart de ses films. Cette aventure est inédite au cinéma. Elle atteste un idéal partagé tout en ayant des implications artistiques et des conséquences sur la manière de travailler.

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Qu’il analyse les fondations biographiques d’une œuvre si singulière, ou la culture personnelle et l’engagement politique (et leurs modes spécifiques de constitution) conduisant à une voix si particulière, Christophe Kantcheff conduit une analyse rigoureuse, méticuleuse, qui se nourrit aussi bien du dialogue – direct ou par articles interposés – avec le réalisateur que d’un visionnage patient et inspiré de chacun des films. Notant la puissance initiale des motifs qui se mettent en place dès « Dernier été » (1981), « Rouge midi » et « Ki lo sa ? » (1985) et « Dieu vomit les tièdes » (1991), la manière dont, à partir de « L’argent fait le bonheur » (1993), de « À la vie, à la mort ! » (1995), de « Marius et Jeannette » (1997) et de « À la place du cœur » (1998), se met en place un réseau complexe de résonances, de renvois et d’approfondissements de film en film, l’auteur nous pilote avec brio et acuité dans l’entrelacs de correspondances qui élabore année après année l’œuvre de Guédiguian, en lui donnant son épaisseur toujours accrue, jusqu’au rôle artistique, politique et intime, des excursions « hors de l’Estaque et des environs immédiats de Marseille » avec « Le promeneur du Champ-de-Mars » (2005), « Le voyage en Arménie » (2006) ou « L’armée du crime » (2009).

Dans la vie, je suis engagé de mille manières, et je fais des films avec ma vie. Voilà pourquoi mon cinéma est qualifié d’engagé. Parce que je ne cesse d’intervenir publiquement. (…) Je me vois plutôt comme un porte-parole. C’est comme si j’avais signé un pacte qui m’engage : je ne tourne que chez des gens ordinaires auxquels je donne de la visibilité. En général, ils sont figurants, en fond de cadre, flous. J’en fais des personnages principaux, des héros au premier plan. Voilà aussi pourquoi on me définit comme un cinéaste social. Qualificatif qui disqualifie « l’universalité » de mon travail.
(…) La conviction de représenter l’universalisme est une évidence dans les classes dominantes quelles qu’elles soient. C’est pourquoi on ne dit jamais que Proust est un écrivain bourgeois. La bourgeoisie considère ses motifs, son mode de vie jusqu’à ses miasmes, comme universels. Le reste du monde n’est qu’exotique et pittoresque. Le racisme de classe de la bourgeoisie est infini.
(…) Dans « À la vie, à la mort ! », le lien entre les personnages est leur pauvreté. Au début du film, un patron à la télévision dit : « C’est tous ensemble que nous construisons un bel avenir à nos enfants. » Il s’inclut dans le « tous ensemble ». Et, à la fin, on réentend les mêmes mots, mais le film a démontré qu’il fallait exclure le patron de ce « tous ensemble ». La seule communauté qui vaille à mes yeux, c’est la communauté des pauvres gens. C’est pourquoi la manière dont « la France » est invoquée à tour de bras m’exaspère. La france de Neuilly ou la France de Saint-Denis ?

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A l'attaque

Mixant avec beaucoup d’habileté et d’empathie les éléments techniques et les éléments thématiques, ce qui ressort de la maîtrise de l’histoire du cinéma et ce qui renvoie à un sens profond de l’ancrage, de l’amitié, de l’amour et de l’universalisme, Christophe Kantcheff offre à la lectrice ou au lecteur une rare opportunité de saisir une œuvre dans son ensemble, dans la cohérence redoutable de ses significations, dans son énergie souterraine comme dans ses intentions proclamées, en plus de la beauté qu’il y a à chaque page ou presque (beauté soutenue par une superbe iconographie, extraits de films ou photos de tournage) à se replonger dans les émotions et les intellections de long métrages aussi nécessaires que, pour n’en citer que quelques-uns de plus que ceux déjà évoqués, « À l’attaque ! » (2000), « Marie-Jo et ses deux amours » (2002), « Mon père est ingénieur » (2004), « Les neiges du Kilimandjaro » (2011) ou « La villa » (2017). Un grand moment de cinéma et de politique, de conviction et de beauté.

Par définition, la bataille des idées n’est jamais définitivement perdue. Les idées ne meurent jamais. Elles sommeillent en attendant que les circonstances les réveillent. C’est, hélas !, vrai aussi des mauvaises idées… Il se trouve que dans mon prochain film, je vais montrer des gens défavorisés qui tiennent le discours de leurs maîtres, ainsi que les conséquences terrifiantes que cela génère sur leur existence. Ils soutiennent les patrons qui les licencient. Ils se mettent à leur place, et proclament qu’ils ne peuvent faire autrement. C’est un discours qu’on entend très souvent dans la réalité : des gens surexploités qui trouvent normal d’être surexploités. La bataille des idées sur l’entreprise, sur le patronat, sur la dette, sur les premiers de cordée est perdue. Dans la rue, les gens parlent le langage dominant, anti-keynésien, antisocial, individualiste… Vous allez au bistrot, et vous entendez du Milton Friedman ou du Joseph Schumpeter. C’est quand même dingue !

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À propos de Hugues

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  1. Pingback: Note de lecture : La moitié du fourbi – 12 : « Rouge  | «Charybde 27 : le Blog - 5 novembre 2020

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